lundi 15 mars 2021

LE SOVIET DES CHÔMEURS Sergej Vasil'evic Malysev

 LE SOVIET DES CHÔMEURS 

Sergej Vasil'evic Malysev

edition le fil rouge

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Introduction

Cet article de Sergey Malysev1, un bolchevik de la vieille garde, publié pour la première fois en 1931 au milieu de la crise mondiale, traite d'un épisode important de l'histoire de l'action des bolcheviks en Russie. Le document parle des expériences pratiques des bolcheviks parmi les chômeurs au lendemain de la révolution de 1905.

Au cours de la dernière décennie du dix-neuvième siècle, le développement du capitalisme industriel dans la Russie tsariste a conduit à la création et à la croissance numérique rapide ultérieure de la population ouvrière dans les centres urbains les plus importants de l'empire. Les améliorations des systèmes de production et des machines introduites dans les grandes usines ont permis d'augmenter la productivité du travail, avec une augmentation relative du chômage et le déplacement d'une partie importante de la population des campagnes vers les villes.

Saint-Pétersbourg, la capitale de l'empire tsariste, à travers une période de croissance démographique, passant d'un million d'habitants en 1890 à près de 2 millions en 1910, grâce à un flux migratoire massif qui alimenta le prolétariat urbain.

La formation de l'armée industrielle de réserve en Russie était donc une conséquence directe de l'utilisation des machines à la fois dans l'industrie et dans l'agriculture.

La situation de cette «armée», créée non pas tant par la politique d'un bourgeois ou par l'avidité du tsar, mais par la logique du capitalisme lui-même, a été utilisée par la bourgeoisie et l'aristocratie russes comme une arme de chantage contre les occupés, les prolétaires.

«Le chômage, causé par les machines et en constante augmentation, annule toute capacité de défense du travailleur. Son travail est dégradé, il est facilement remplacé par le simple ouvrier, qui s'habitue rapidement à la voiture et travaille volontiers pour un salaire inférieur. Toute tentative de défense contre l'oppression croissante du capital conduit au licenciement. " Projet et explication du programme du Parti social-démocrate (1895-96) Lénine

Lorsque, le 2 juin 1897, l'aristocratie - effrayée par la vague de grèves du printemps de l'année précédente - promulgua une nouvelle loi qui réduisit la journée de travail (à 11 heures et demie) dans les usines et ateliers et institua un repos de vacances , Lénine souligne comment la clause qui refusait aux travailleurs le droit de refuser des heures supplémentaires - sous peine de licenciement - annulait largement les effets de la loi. Les ouvriers seraient contraints, si nécessaire aux besoins de la production, de travailler quotidiennement de 15 à 18 heures et plus. Lénine est revenu à plusieurs reprises sur l'utilisation de l'armée de réserve industrielle par la bourgeoisie: une masse de manœuvre pour augmenter les profits. Si un ouvrier réclame un bon salaire ou n'accepte pas sa réduction, la réponse du patron est la suivante: partez! Il y a beaucoup de faim à la porte, ils sont heureux de travailler même pour un salaire inférieur.

Cette situation a incité les travailleurs à s'organiser et à se défendre collectivement. La grève est devenue une «école de guerre» pour les prolétaires, une école de véritable guerre de classe. Une guerre de classe qui n'aurait pu se développer qu'à travers le parti révolutionnaire.

La grève apprend aux ouvriers à comprendre ce qui fait la force des patrons et ce qui fait la force des ouvriers, elle leur apprend à penser non pas seulement à leur propre patron et à leurs camarades les plus proches mais à tous les patrons, à toute la classe des capitalistes et à toute la classe ouvrière. Lorsqu'un patron de fabrique, qui a amassé des millions grâce au labeur de plusieurs générations d'ouvriers, refuse la moindre augmentation de salaire ou tente même de le réduire encore plus et, en cas de résistance, jette sur le pavé des milliers de familles affamées, les ouvriers voient clairement que la classe capitaliste dans son ensemble est l'ennemie de la classe ouvrière dans son ensemble, qu'ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes et leur union. Il arrive très souvent que le patron s'emploie le plus possible à tromper les ouvriers, à se faire passer pour leur bienfaiteur, à dissimuler son exploitation des ouvriers par une aumône dérisoire, par des promesses fallacieuses. Chaque grève détruit toujours, d'un coup, tout ce mensonge, elle montre aux ouvriers que leur "bienfaiteur" est un loup déguisé en mouton. Mais la grève n'ouvre pas seulement les yeux des ouvriers en ce qui concerne les capitalistes, elle les éclaire aussi sur le gouvernement et sur les lois. De même que les patrons de fabrique s'efforcent de se faire passer pour les bienfaiteurs des ouvriers, les fonctionnaires et leurs valets s'efforcent de persuader ces derniers que le tsar et son gouvernement agissent en toute équité, avec un égal souci du sort des patrons et de celui des ouvriers. L'ouvrier ne connaît pas les lois, il n'a pas affaire aux fonctionnaires, surtout à ceux d'un rang supérieur, et c'est pourquoi il ajoute souvent foi à tout cela. Mais voilà qu'éclate une grève. Procureur, inspecteur de fabrique, police, souvent même la troupe se présentent à la fabrique. Les ouvriers apprennent qu'ils ont contrevenu à la loi : la loi autorise les patrons à se réunir et à discuter ouvertement des moyens de réduire les salaires des ouvriers mais elle fait un crime à ces ouvriers de se concerter en vue d'une action commune ! Ils sont expulsés de leurs logements ; la police ferme les boutiques où ils pourraient acheter des vivres à crédit ; on cherche à dresser les soldats contre les ouvriers, même quand ceux-ci restent bien calmes et pacifiques. On va jusqu'à faire tirer sur les ouvriers et, lorsque les soldats massacrent des ouvriers désarmés en tirant dans le dos de ceux qui s'enfuient, le tsar en personne adresse ses remerciements à la troupe (c'est ainsi que le tsar a remercié les soldats qui avaient tué des ouvriers en grève à Iaroslavl, en 1895). Chaque ouvrier se rend compte alors que le gouvernement du tsar est son pire ennemi, qu'il défend les capitalistes et tient les ouvriers pieds et poings liés. L'ouvrier commence à se rendre compte que les lois sont faites dans l'intérêt exclusif des riches, que les fonctionnaires aussi défendent l'intérêt de ces derniers, que la classe ouvrière est bâillonnée et qu'on ne lui laisse pas même la possibilité de faire connaître ses besoins, que la classe ouvrière doit de toute nécessité conquérir le droit de grève, le droit de publier des journaux ouvriers, le droit de participer à la représentation nationale, laquelle doit promulguer les lois et veiller à leur application. Et le gouvernement comprend fort bien lui-même que les grèves dessillent les yeux des ouvriers, c'est pourquoi il les craint tant et s'efforce à tout prix de les étouffer le plus vite possible. Ce n'est pas sans raison qu'un ministre de l'Intérieur allemand, qui s'est rendu particulièrement célèbre en persécutant avec férocité les socialistes et les ouvriers conscients, a déclaré un jour devant les représentants du peuple: "Derrière chaque grève se profile l'hydre [le monstre] de la révolution" ; chaque grève affermit et développe chez les ouvriers la conscience du fait que le gouvernement est son ennemi, que la classe ouvrière doit se préparer à lutter contre lui pour les droits du peuple. Ainsi les grèves apprennent aux ouvriers à s'unir ; elles leur montrent que c'est seulement en unissant leurs efforts qu'ils peuvent lutter contre les capitalistes ; les grèves apprennent aux ouvriers à penser à la lutte de toute la classe ouvrière contre toute la classe des patrons de fabrique et contre le gouvernement autocratique, le gouvernement policier. C'est pour cette raison que les socialistes appellent les grèves "l'école de guerre", une école où les ouvriers apprennent à faire la guerre à leurs ennemis, afin d'affranchir l'ensemble du peuple et tous les travailleurs du joug des fonctionnaires et du capital. Mais "l'école de guerre", ce n'est pas encore la guerre elle-même. Lorsque les grèves se propagent largement parmi les ouvriers, certains d'entre eux (et quelques socialistes) en viennent à s'imaginer que la classe ouvrière peut se borner à faire grève, à organiser des caisses et des associations pour les grèves, et que ces dernières à elles seules suffisent à la classe ouvrière pour arracher une amélioration sérieuse de sa situation, voire son émancipation. Voyant la force que représentent l'union des ouvriers et leurs grèves, même de faible envergure, certains pensent qu'il suffirait aux ouvriers d'organiser une grève générale s'étendant à l'ensemble du pays pour obtenir des capitalistes et du gouvernement tout ce qu'ils désirent. Cette opinion a été également celle d'ouvriers d'autres pays, lorsque le mouvement ouvrier n'en était qu'à ses débuts et manquait tout à fait d'expérience. Mais cette opinion est fausse. Les grèves sont un des moyens de lutte de la classe ouvrière pour son affranchissement mais non le seul ; et si les ouvriers ne portent pas leur attention sur les autres moyens de lutte, ils ralentiront par là la croissance et les progrès de la classe ouvrière.” Lenine, A propos des grèves, 1899

Au moment de la formation du Soviet des chômeurs de Saint-Pétersbourg (1906), le Parti ouvrier social-démocrate russe (POSDR) fut divisé entre les ailes bolchevique et menchevik. La rupture entre les deux âmes du parti avait eu lieu environ trois ans plus tôt, à l'occasion du deuxième congrès. La principale opposition portait sur le rôle du militant du parti. Cette différence impliquait une profonde divergence politique concernant la nature et la fonction du parti lui-même. La minorité du parti, les mencheviks, s'est battue contre la majorité bolchevique. Les bolcheviks ont défendu un parti révolutionnaire comme l'avant-garde du prolétariat. Les mencheviks ont proposé une formule d'organisation réformiste empruntée aux partis sociaux-démocrates d'Europe centrale-occidentale. Pour le bolchevisme, le parti était un organisme révolutionnaire politique et militaire et, par conséquent, le travail légal était toujours lié au travail illégal.

Le contexte historique et politique du texte de Malysev sur le Soviet des chômeurs est celui de la première révolution russe, qui s'est développée en 1905. Il est né du haut degré de désintégration atteint par la société russe en raison de la crise économique de 1901-03 et, surtout, des lacunes flagrantes de l'autocratie tsariste dans la conduite de la guerre russo-japonaise (1904-1905) pour la domination sur la Mandchourie et la Corée. Un nouvel élément s'ajoute à ce tableau général: l'irruption sur la scène politique du prolétariat de Saint-Pétersbourg. Afin de gérer le mécontentement, en 1901, le ministère de l'Intérieur a soutenu l'idée du chef de la police politique tsariste (l'Ochrana) de Moscou, de créer des syndicats de travailleurs progouvernementaux, qui ont ensuite été interdits deux ans plus tard parce que ils sont devenus difficiles à contrôler.

Début janvier 1905, à Saint-Pétersbourg, les ouvriers des grandes usines Putilov se mettent en grève contre le licenciement de quatre d'entre eux. La lutte s'est rapidement étendue à d'autres secteurs prolétariens, arrivant dans les jours suivants à impliquer environ deux cent mille ouvriers. Dans ce contexte, les troupes tsaristes ont tiré, à nouveau en janvier, à Saint-Pétersbourg, sur une marche organisée dans le but de donner au tsar Nicolas II une pétition dans laquelle ils réclamaient une amélioration des conditions de travail, c'est-à-dire une réduction des heures de travail et des augmentations de salaire, une plus grande libertés et un parlement national électif. Le bilan de ce carnage a été de plus d'un millier de blessés et quelques centaines de morts parmi les manifestants. Cet événement tragique, qui est entré dans l'histoire sous le nom de «Dimanche sanglant», a provoqué une vague de grèves et d'émeutes dans tout l'empire. Tout cela alors que le gouvernement tsariste est passé de défaite en défaite dans sa guerre contre le Japon: perte de la Mandchourie en mars, défaite de la flotte russe à Tsushima en mai, mutinerie du cuirassé Ptemkin à Odessa en juin, capitulation finale au Japon en septembre. En octobre, le Soviet des délégués ouvriers est établi à Saint-Pétersbourg, tandis que les grèves se multiplient dans tout l'empire. Pendant ce temps, la police et les forces réactionnaires ont déclenché une vague de répression et de pogroms antisémites à travers la Russie. Lénine identifie dans la forme soviétique l'expression du prolétaire révolutionnaire en lutte, restant convaincu de la nécessité du parti à des fins révolutionnaires, en gardant les deux formes distinctes: soviétique et parti. Dans le contexte de la situation révolutionnaire des derniers mois de 1905, selon Lénine, sur le plan politique, le Soviet devait être un gouvernement révolutionnaire provisoire. En novembre, le gouvernement tsariste et la bourgeoisie industrielle de Russie ont procédé à des licenciements massifs. Les mutineries dans l'armée et divers soulèvements locaux, comme l'insurrection de Moscou qui a éclaté à la suite de l'appel des bolcheviks, ont été étouffés dans le sang des troupes tsaristes.

Les résultats de l'insurrection de Moscou de décembre 1905 marquèrent un revers pour le mouvement révolutionnaire, inaugurant une période de contre-révolution. Cependant, les luttes ont continué: des grèves à la lutte armée, des formes de terrorisme aux révoltes paysannes. C'est dans ce contexte que le Soviet des chômeurs est né à Saint-Pétersbourg. Au départ, les bolcheviks y étaient opposés, car ils pensaient que les Soviétiques ne devraient naître que dans une phase d'insurrection. Le Soviet des chômeurs lui-même, né en 1906, bien qu'utilisant le nom de soviet, avait des connotations plus proches de la forme syndicale que de la véritable soviétique. C'est dans ce sens que les Bolchevik se sont joints et ont participé activement à la création du Soviet des chômeurs. Ce n'est jamais le nom qui détermine le contenu. Le choix du nom «soviétique» était lié au récent mouvement insurrectionnel de 1905 qui avait balayé la Russie. Cependant, cette organisation des chômeurs fut de courte durée 1906-1908, entravée par les lois de plus en plus restrictives du gouvernement tsariste et l'arrestation de tout le comité exécutif du Soviet des chômeurs. La conduite du Soviet des chômeurs a traversé plusieurs phases. Si les bolcheviks y ont participé du début à la fin, ils n'étaient pas toujours majoritaires, d'autres groupes y ont agi: les populistes révolutionnaires, les mencheviks et les anarchistes. Lorsque les espaces où il était possible d’agir du Soviet des chômeurs ont été réduits, des courants liés au mouvement anarchiste ont pris le dessus dans la gestion du Soviet. Il est intéressant de noter comment les bolcheviks du Soviet ont interrogé Lénine, effrayé par l'agression et les intentions des anarchistes, qui commençaient à organiser des attaques à la dynamite et des assassinats ciblés de personnes liées à l'administration de Saint-Pétersbourg tenues pour responsables de la misère des chômeurs. La réponse de Lénine reste très significative: si la phase change, les moyens aussi devaient changer, au lieu de se soucier de l'agressivité de certaines composantes du Soviet, je demande si les quantités de dynamite étaient suffisantes pour des actions efficaces ... Ce n'est pas un hasard si plus tard la phase insurrectionnelle de 1905, Lénine écrivit un texte intitulé La guerre partisane (1906)2 où il insista sur l'utilisation d'armes même dans la phase non insurrectionnelle, comme forme d'accumulation de forces, d'expérience et de lutte pour l'organisation révolutionnaire et pour le mouvement prolétarien lui-même.

La diffusion a toujours été endémique à la forme de production capitaliste (pensez à la transition initiale de la campagne aux villes). Avec l'impérialisme, la domination de la finance sur l'industrie, le chômage augmente considérablement. Une autre dynamique qui augmente le chômage est la progression continue du travail mort (machines) sur le travail vivant (hommes). Puisque ce n'est que par le travail ouvrier que le capital est valorisé par la plus-value, nous avons un capitalisme qui se nie. Ce mécanisme est incontestable, le nombre de travailleurs est voué à diminuer de plus en plus, la masse de plus-value est divisée dans la société, créant une masse toujours plus énorme de personnes qui vivent de cette valeur ajoutée. Au sein de cette masse, il y a de plus en plus de portions du prolétariat destinées à ne pas avoir de réserve et désintégrées de la société elle-même. Face à ce mécanisme, les différents gouvernements tentent de temps en temps de trouver des solutions tampons, mais sont de plus en plus écrasés par les mécanismes du capitalisme: une production volcanique et une anarchie du marché, avec une rareté qui devient de plus en plus artificielle et produite par le système. Ainsi la guerre impérialiste comme moteur de redémarrage de l'économie est de plus en plus présente dans le scénario actuel. Nous vivons donc une phase sans précédent d'un point de vue historique, où les signes de sa fin sont de plus en plus évidents. Quand on parle de fin on ne pense pas à une lente chute de cette forme, mais à son ascension de plus en plus rapide (la montagne productive du monde est là pour nous le prouver) et à sa chute brutale avec une rupture conséquente du pouvoir des relations entre les classes. Les êtres humains bougent lorsqu'ils sont forcés, lorsque les solutions actuelles ne sont pas réalisables.

La masse des prolétaires sans réserve et sans travail s'agrandit progressivement et cela nécessite une analyse plus approfondie des formes d'organisation et d'associations économiques liées à ces secteurs. Il y a un énorme retard au sein des syndicats en ce qui concerne la masse des chômeurs. Aujourd'hui encore, le slogan des salaires pour les chômeurs peine à trouver des espaces dans le monde syndical, liés à une société et à une organisation du travail fortement réduites. Que ce slogan n'est pas "réaliste" pour le capitalisme, ce n'est pas quelque chose qui nous intéresse, nous savons qu'il serait impossible pour le capitalisme de donner des salaires à tous les chômeurs de la terre, étant donné que l'impérialisme vit dans la guerre de la concurrence et dans le monopole , et donc dans une dimension multiforme. Malheur à cette société, dit Marx, qui au lieu d'exploiter ses esclaves est obligée de les garder. Cependant, c'est un slogan organisationnel qui unifie les prolétaires sans réserve et c'est le fait central pour nous. Les gouvernements ne parviennent pas à résoudre ce problème car le système de travail salarié est basé sur l'obligation de travailler pour vivre et rompre ce lien n'est pas facile. Le salaire à grande échelle des chômeurs pourrait jouer une fonction de recomposition en termes de classe: si les chômeurs qui reçoivent des salaires s'organisaient pour remettre en cause les clauses de travail imposées par le gouvernement, le parti contre lequel s'en prendre ne serait plus le capitaliste individuel, mais directement l’Etat. Marx et Engels affirment que lorsqu'une lutte généralisée commence à imposer une loi pour la réduction du temps de travail ou pour l'augmentation des salaires, cela conduit la lutte économique à passer au niveau politique, à devenir une lutte de classe. Les non réservés, dispersés et atomisés, n'ont aucun pouvoir, mais coordonnés, ils peuvent devenir une énorme masse de choc. Pour le mouvement communiste, les mots d'ordre immédiats ont toujours été: "moins d'heures de travail, plus de salaires pour les salariés et les non-salariés!"

Les formes d'organisation des chômeurs et des précaires sont souvent très fragiles. Au sein de ces structures (comités, syndicats, mouvements de lutte), deux approches coexistent inévitablement: celle du conflit et celle du mutualisme pour la survie, souvent opposées. Ces deux plans sont imbriqués et il est évident que, si le second aspect prend le dessus sur le premier, ces structures deviennent des appendices directs ou indirects de l'État, réduits à des structures «charitables» modernes. Les organisations de défense économique et les associations de salariés et de chômeurs servent d'écoles organisationnelles aux prolétaires, formes de solidarité, d'unité et donc de force. Face à l'organisation actuelle du travail et à la masse des prolétaires sans réserve, le travail territorial des comités des précaires et des chômeurs est central car il agit comme une charnière contre la dispersion du travail aujourd'hui, où quand on travaille il se fait en petit unités, où le chantage du patron est encore plus fort. La même forme syndicale pour les salariés est tardive: l'usine n'a pas disparu, mais a quitté les murs de l'entreprise et s'est étendue sur le territoire. Le travailleur actuel est recomposé en un tout plus grand, qui implique d'autres travailleurs à l'intérieur et à l'extérieur des usines individuelles, par exemple, grâce à la logistique, qui transporte les marchandises d'une partie du monde à une autre. Aujourd'hui plus que jamais, il faut donc une organisation territoriale qui englobe tous les travailleurs quels que soient le type de contrat et la profession. Il est nécessaire d'analyser cette phase en comprenant les directions et les contradictions que l'organisation actuelle du travail et la relation entre classe et État entraînent. Ce n'est pas pour l'amusement intellectuel, mais pour comprendre et identifier les forces de notre classe:

-flexibilité productive

La flexibilité productive entraîne une précarité contractuelle inévitable. Cette arme de chantage de l'employeur est cependant contradictoire avec le capital lui-même. La flexibilité productive fragilise la production actuelle. Par exemple, elle devient fragile sur le plan logistique, les entrepôts étant liés à zéro stock, un modèle industriel désormais présent dans tous les secteurs. Le blocage de la production et des marchandises est ainsi rendu plus efficace lors d’une une grève. De plus, la délocalisation augmente l'importance de la logistique. Il est intéressant de noter qu'aujourd'hui en Europe et aux États-Unis on parle d'une réindustrialisation, où les unités de production sont repositionnées au centre, mais cela n'apporte pas de nouveaux emplois, comme l'écart avec le passé, dû à l'augmentation des machines, entraîne une diminution inévitable de la main-d'œuvre. Prenons un exemple, une industrie de la chaussure délocalisée il y a 30 ans, aujourd'hui elle ramène la production sur son propre territoire, mais il y a trente ans il y avait 150 employés de production, aujourd'hui il en faut 50 pour le même nombre de chaussures produites.100 ouvriers, ça va pour épaissir l'armée industrielle de réserve, en créant plus de chantage et de concurrence entre les ouvriers, mais en même temps cela augmente la part des prolétaires sans réserve, et donc en dehors de la propagande du «progrès» comme l’entend la bourgeoisie.

-Fin du catégorialisme et organisation du travail

La précarité diminue la figure sociale des catégories de travail, un travailleur en un an peut travailler dans différents secteurs et alterner des périodes de chômage. Cela affecte l'identité et l'idéologie du travail. L'un des défauts historiques du mouvement ouvrier était l'identité, le culte de son secteur, la re-proposition de mécanismes issus des guildes médiévales. Ce segment ne disparaît pas, mais diminue drastiquement face à une masse de prolétaires précaires. Cela change aussi les organisations de travailleurs elles-mêmes, les syndicats ne peuvent pas penser à organiser cette précarité contractuelle et de travail, donc la dimension territoriale revient au centre si l'on veut vraiment intervenir.

-Internationalisme et politique

L’entreprise a absorbé le monde, le modèle industriel, au-delà des usines proprement dites, devient la forme dominante dans toutes les formes d'organisation du travail et sa dynamique d'expansion rend ce réseau de plus en plus international. Aujourd'hui, si nous pensons à nos vêtements, nous remarquons qu'ils sont le résultat d'une coopération entre différents continents. Cela fait potentiellement de l'internationalisme prolétarien un élément de plus en plus matériel.

La montée vertigineuse du chômage (machines, travail mort mangeant des ouvriers en vie) pose le problème politique: comment maintenir cette masse d'hommes. Nous n'avons délibérément pas voulu souligner les enjeux critiques liés à ces dynamiques car tout le monde en parle et ils sont là pour tous. Il est naïf d'attendre des organisations de chômeurs et de précarité des solutions politiques et des formes radicales de rupture. Le chômage est un problème endémique au capitalisme et ce n'est qu'en le surmontant que nous pouvons penser à résoudre ce problème, car c'est un problème politique. Se battre pour l'union de classe signifie adopter un point de vue dialectique sur le mérite de la lutte de classe, mais l'union de classe elle-même ne suffit pas. En tant que communistes, nous savons que la lutte syndicale fait partie de l'école qui prépare la classe et les ouvriers à la future guerre des classes. La guerre de classe ne sera menée par le prolétariat que s'il est armé de son parti et de son programme, ce n'est qu'ainsi qu'il est possible d'essayer de s'emparer du monopole de la violence et de perturber l'ennemi de classe en attaquant son État. Il reste donc essentiel, pour ceux qui veulent enfin se débarrasser de ce joug, de prendre un point de vue politique et ainsi mettre au centre la question de l'organisation révolutionnaire, forme politico-militaire du prolétariat. La myriade de partis ou d'organisations communistes qui se disent marxistes sont aujourd'hui insuffisantes sur ce terrain, incapables de réaffirmer le programme communiste et d'accepter la dialectique qui existe entre le travail légal et illégal dans l'action révolutionnaire. C'est pourquoi nous jugeons utile de lire et d'étudier les formes d'organisation des chômeurs en Russie au début du siècle dernier. Leurs contradictions, leurs limites, mais aussi leurs intuitions3 sont un matériau riche pour nos actions.


Le fil rouge, 2021



LE SOVIET DES CHÔMEURS


Sergej Vasil'evic Malysev


Le chômage massif des années 1905-1906 et l’organisation du soviet des chômeurs


Il y a vingt-cinq ans, après la destruction du premier Soviet des députés ouvriers à Pétersbourg et après le cruel écrasement par le gouvernement tsariste de la révolte armée à Moscou, fut fondée par nous, groupe d'ouvriers et d’intellectuels bolcheviks, en mars-avril 1906, une nouvelle organisation prolétarienne révolutionnaire d’après la résolution du Parti bolchevik . Nous organisâmes les masses des chômeurs Lock-outés en une armée révolutionnaire unie et nous créâmes un état-major dirigeant pour cette armée ; le Soviet des chômeurs de Pétersbourg. Notre parti tenta d’organiser aussi les chômeurs des autres centres industriels, mais ces organisations n’y vécurent pas longtemps : ce fut le cas à Moscou, Odessa et dans d’autres villes. À Pétersbourg, l’organisation des chômeurs lutta avec le gouvernement pendant plus de deux années et ne fut dispersée qu’en 1908 par l’Okhrana et les gendarmes ; mais, pour l'arrestation des ouvriers dans les ateliers publics, à Gagarinski, les gendarmes eurent besoin de la présence de l'artillerie légère.

Il y a vingt-cinq ans se développa dans la Russie tsariste un chômage artificiel causé par la répression contre les ouvriers révolutionnaires. À la fin d’octobre 1905, le lock-out fut déclaré ; toutes les fabriques et usines de l'État et des particuliers furent fermées. Le gouvernement et la bourgeoisie réduisirent ainsi à la famine et à la misère des centaines de milliers d’ouvriers avec leurs familles à Pétersbourg, Moscou, dans l'Oural, à Karkhov, à Odessa et dans les autres villes. Mais les maitres de la Russie ne s’en tinrent pas là. Chaque semaine, ils appliquèrent de nouvelles méthodes de répression contre le prolétariat révolutionnaire. Outre le lock-out, la bourgeoisie et le gouvernement organisèrent alors les brigades de « Cent-Noirs ». Ayant armé ces bandes de carabines et de bombes, ils les lancèrent à l’attaque des sociétés ouvrières de culture et d'instruction, des syndicats, ainsi que des ouvriers et de leurs logements. Souvent eurent lieu entre les « Cent-Noirs » et les ouvriers de véritables batailles rangées comme ce fut le cas à Pétersbourg, dans presque tous les quartiers ; ceci se produisit aussi dans les autres villes.

Cependant, ces actes commis par les bandes de « Cent-Noirs » eurent un résultat positif : les ouvriers commencèrent à renforcer leurs organisations défensives qui opposèrent aux « Cent-Noirs » une résistance énergique.

Commencé à Pétersbourg à la fin d'octobre 1905, le lock-out se prolongea jusqu'en avril 1906. Les mesures de lutte et de répression de la bourgeoisie contre la classe ouvrière étaient parfaitement organisées. Ces mesures étaient dirigées par les gouvernants de la Russie tsariste et par les principaux chefs de l’industrie : Riabouchinski, Goukassov, Nobel, Denissov et autres.

Le Soviet des députés ouvriers, dans la première période du lock-out, le Soviet des chômeurs par la suite, prirent sur leurs épaules les nouvelles dizaines de milliers d'ouvriers lock-outés, « jetés par la bourgeoisie sur le pavé ». À la fin d'octobre et de novembre, au moment de la déclaration du premier lock-out, la bourgeoisie commença immédiatement à dresser des listes noires d'ouvriers. Puis, quand les usines et les fabriques rouvrirent peu à peu, l'administration fit, d’après ces listes, un tri soigneux parmi les ouvriers lock-outés.

Le Soviet des chômeurs en voie d'organisation fit le relevé de tous les lock-outés. Ce relevé démontra que 54 % de ces derniers étaient des ouvriers métallurgistes qualifiés et avancés, 18 % des menuisiers, charpentiers, terrassiers et autres ouvriers qualifiés et que 21 % seulement étaient des manœuvres. Ces chiffres montrent que la bourgeoisie réprima alors surtout la partie avancée du prolétariat, les ouvriers qui marchaient à l’avant-garde.

Ce lock-out fut déclenché peu après la déclaration par le Soviet de Pétersbourg de la lutte pour la journée de travail de 8 heures. À la fin d'octobre 1906 furent lock-outés 16 % des ouvriers, en novembre 11 %, et en décembre 21 %. Pour les trois-quatre mois suivants de 1906, les chiffres sont de 5 à 7 % par mois. Mais alors le lock-out n’était déjà plus général et ne touchait que des ouvriers isolés et certains groupes d'ouvriers. Il ne revêtait déjà plus la forme de fermeture d'usines et de fabriques, mais présentait le caractère d’une épuration de ces usines des éléments peu sûrs. Cette épuration était conduite par l’administration, les organisations de « Cent-Noirs », l’Okhrana et les gendarmes.

Au moment de l'attaque de la bourgeoisie la tendance se fit jour dans le Soviet des députés ouvriers à résister au lock-out par la proclamation de la grève générale panrusse. Mais l'enthousiasme révolutionnaire n’était déjà plus assez grand à ce moment pour qu'on pût attendre un succès de la grève générale. C’est pourquoi le Soviet des députés ouvriers adopta, après un examen complet de cette question, la résolution suivante publiée par lui le 19 octobre :


Plus de cent mille ouvriers sont jetés sur le pavé de Pétersbourg et des autres villes. Le gouvernement tsariste a déclaré la guerre aux ouvriers révolutionnaires. La bourgeoisie, s’alliant au gouvernement tsariste, cherche par la famine à contraindre les ouvriers à se calmer et à abandonner la lutte pour la liberté. Le Soviet des députés ouvriers déclare que cette répression inouïe dirigée contre les masses ouvrières est une provocation. Le gouvernement veut pousser le prolétariat de Pétersbourg à s'engager dans une lutte séparée ; le gouvernement veut profiter du fait que les ouvriers des autres villes ne sont pas assez solidaires de ceux de Pétersbourg pour les vaincre isolément.


Dans les premiers temps du lock-out, la famine et la misère des chômeurs tombèrent de tout leur poids sur les épaules du Soviet des députés ouvriers. Pendant les mois d'octobre, novembre et décembre 1905, le Soviet des députés ouvriers fut obligé de consacrer une grande partie de ses forces et de son attention à la question des chômeurs, car la politique est une chose, mais la famine aiguë, bien que ne brisant pas la volonté de lutte du prolétariat, se faisait sentir de plus en plus violemment.

La question de l’aide aux chômeurs fut débattue presque à chaque séance de cette organisation prolétarienne révolutionnaire.

Suivant la proposition du groupe bolchevik du Soviet des députés ouvriers, la commission des chômeurs fut organisée à la même époque et fonda des sections dans tous les quartiers ouvriers de Pétersbourg. Ensuite, cette commission appliqua la décision du Soviet des députés ouvriers, celle de prélever un pourcentage de 1 % en faveur des chômeurs sur les salaires de tous les travailleurs des usines et autres entreprises. À cette époque furent également organisées des collectes dans toutes les réunions et assemblées. Toutes ces mesures donnèrent à la caisse du Soviet des députés ouvriers et de sa commission quelques dizaines de milliers de roubles, ce qui permit à la commission des chômeurs du Soviet d'apporter une aide réelle aux chômeurs. Dans les quartiers de Pétersbourg, plusieurs restaurants ouvriers furent ouverts qui donnèrent des repas à emporter aux chômeurs chargés de famille ; les chômeurs célibataires mangèrent au restaurant. D’autre part, la commission versait des allocations aux chômeurs et à leurs familles : 30 copecks par jour par adulte et 10 à 15 copecks par enfant, Des restaurants de chômeurs furent également organisés par les groupes libéraux de Pétersbourg ; à la veille des élections à la Douma municipale, les groupes libéraux voulaient en effet, grâce à l’aide apportée par eux aux chômeurs, se créer un capital politique.

Dans la lutte politique et économique, le Soviet des députés ouvriers porta son attention sur la Douma municipale de Pétersbourg et décida d’exercer une pression sur la municipalité de la façon suivante. Le Soviet adopta la résolution ci-dessous, qui devait être transmise à la Douma municipale par une délégation spéciale du Soviet des députés ouvriers :


La Douma doit :

1. Organiser immédiatement la fourniture de denrées alimentaires aux larges masses ouvrières.

2. Donner un local pour les réunions.

3. Cesser de fournir des locaux aux gendarmes, à la police, etc.

4. Indiquer de quelle façon a été dépensée par elle la somme de 15.000 roubles qui lui avait été remise en faveur des ouvriers du quartier de Narva.

5. Remettre l'argent nécessaire aux ouvriers luttant pour la liberté et aux étudiants qui se sont rangés à leurs côtés, en le prélevant sur les sommes se trouvant à la disposition de la Douma.

6. Prendre immédiatement des mesures pour évacuer les troupes se trouvant dans le bâtiment du service des Eaux et remettre celui-ci aux ouvriers.


Le 16 octobre à deux heures, quand la délégation du Soviet des députés ouvriers se présenta à la Douma municipale, elle rencontra dans le bâtiment de la Douma de forts détachements de policiers armés ; sur l'escalier se trouvait une compagnie de soldats. Les membres de la Douma s'étant prévenus les uns les autres par téléphone de l’arrivée de la délégation ne vinrent pas à la réunion. La délégation fut reçue par les employés municipaux qui, l’ayant écoutée, la prièrent de se retirer, et décidèrent en son absence de repousser toutes les revendications du Soviet des députés ouvriers.

Il ne pouvait en être autrement. Le maire, les membres de la municipalité et les membres de la Douma étaient tous de grands capitalistes ou leurs représentants, avocats, directeurs de fabriques et d’usines, propriétaires, juges et autres bureaucrates. Ils étaient tous organisateurs du lock-out ouvrier.


La famine parmi les chômeurs


En janvier 1906, le chômage, la misère et la famine devinrent encore plus aigus. Le Soviet des chômeurs à demi-légal travailla peu par manque d’argent. L’afflux des fonds dans cette commission avait presque cessé. Les ouvriers lock-outés avaient vendu tout ce qu’ils possédaient et se trouvaient acculés à la famine.

Après l’écrasement de la révolte à Moscou, je fus forcé de revenir de Kostroma à Pétersbourg. Sous la pression des « Cent-Noirs » et des forces militaires, le Soviet des députés ouvriers de Kostroma avait été forcé de restreindre son activité et de se cantonner de ce Soviet, je dus m’enfuir immédiatement. Je fus conduit par des camarades cheminots et je quittai Kostroma sur une locomotive, vêtu d’une veste imprégnée de graisse, en casquette, et le visage sali à souhait. Je me dirigeai à nouveau vers Pétersbourg où se trouvait le Centre de notre Parti bolchevik , auquel je devais faire un rapport sur les événements. D'autre part, la capitale prolétarienne de Pétersbourg était l'endroit le plus commode pour mon existence illégale, vu que j'y avais auparavant travaillé dans des usines et fait du travail bolchevik clandestin. Il m’y était plus facile que dans n’importe quelle autre ville de me cacher et de recevoir un gîte chez des ouvriers.

Aussitôt après mon arrivée à Pétersbourg, je me procurai l’adresse du siège clandestin des organisations du Parti et je commençai mon action dans le quartier de Vyborg. J'eus la chance d’y rencontrer mon plus intime ami, un bolchevik illégal, l'ouvrier Sémen Loctiev. Lui aussi venait d’une région où s'étaient produits de gros incidents révolutionnaires, mais il était arrivé une semaine avant moi et avait déjà eu le temps de se mettre au courant de toutes les nouvelles du Parti. Il me parla de la décision prise par nos dirigeants bolcheviks de soutenir le mouvement naissant des chômeurs. Il m’invita le soir même à une réunion des délégués des organisations de chômeurs des rayons, qui se tenait dans le quartier de Lesnoï. Il me dit qu’à cette réunion le camarade Kaïrski, membre du Comité central du Parti, ferait un rapport au nom de notre groupe bolchevik de Pétersbourg. Tout en parlant, nous dépassâmes, le camarade Loctiev et moi, la perspective Sampsonievski et, en revenant sur nos pas, nous arrivâmes à nouveau à la place et aux cliniques. Nous voulions entrer dans un petit café, mais nous n’avions pas l'argent nécessaire et, pour ne pas attirer l'attention des policiers, nous primes un omnibus et nous dirigeâmes vers le centre, la perspective Nevski. En passant à Liteyny, sur le haut de la diligence, et en regardant la foule qui passait, nous nous demandions où nous pourrions bien nous réfugier et manger à bon marché. Nous voulions entrer chez Philipov, mais ayant compté notre argent, nous dominâmes ce désir.


Vagabondant sur le Nevski, nous regardions la bourgeoisie rassasiée, heureuse et contente. Divisée selon la position sociale, une partie se promenait dans des carrosses de luxe armoriés et attelés d’un ou deux bons chevaux : l’autre, la foule bourgeoise, circulait à pied, remplissait le centre de la ville, regardait les magasins pleins de marchandises et y entrait. Elle rassemblait et achetait à pleines mains des marchandises. Des garçonnets et des adolescents marchaient derrière, portant ces achats à la maison, en un mot ce qui se trouvait dans les magasins, dans les boutiques et les entrepôts, produit par le prolétariat en quantité suffisante, était accessible à leurs désirs de bourgeois. Examinant cette masse de la grande et de la petite bourgeoisie élégamment vêtue, nous passâmes ainsi quelques quartiers de la perspective Nevski, mais les magasins de produits alimentaires de Soloviev attiraient seuls notre attention. Cependant nous n'osions pas y entrer pour y acheter un quart de saucisson ; d’abord parce que les commis rassasiés de Soloviev n’auraient pas voulu nous vendre une si petite quantité et que, d'autre part, ce saucisson n’était pas accessible à nos bourses.

Pour nous remonter le moral, nous lançâmes quelque énergiques exclamations, et, bras dessus bras dessous, nous nous éloignâmes de ce Nevski si satisfait. Nous gagnâmes une ruelle étroite et, ayant atteint la rue du Bassin, nous y trouvâmes un petit restaurant bon marché où, pour 20 copecks, nous avalâmes tous deux un quelconque plat de viande.


Comment fut organisé le Soviet des chômeurs


Le même soir à 8 heures, nous étions assis dans une petite maison de campagne, du rayon de Lesnoï, où s'étaient réunis les délégués pour l’aide aux chômeurs et où ils attendaient le représentant du groupe bolchevik de Pétersbourg. Ce camarade était également président de la commission des chômeurs. En attendant, nous nous renseignâmes sur l’état du rayon. La majorité des délégués étaient membres de nos comités bolcheviks et ils étaient évidemment, en tant qu’ouvriers les plus actifs, chassés des usines et leurs noms couchés sur les listes noires. Leur apparence et leur humeur ne démontraient pas du tout qu’ils étaient jetés sur le pavé avec leur famille et leurs enfants et qu’ils avaient faim, car notre idéal bolchevik nous a habitués à nous maîtriser et à ne pas nous laisser démoraliser par les circonstances quelles qu’elles soient.

Le président de la commission arriva et, après nous avoir salué ainsi que tous les délégués, il demanda à l'étudiant debout devant lui et à qui appartenait le logis, s’il avait tout prévu en cas d’attaque de la part de la police et des gendarmes. Le jeune étudiant ébouriffé de l’Institut Lesnoï fixa son regard pendant une seconde sur les fenêtres et, regardant le jardin, répondit d’un ton assuré que rien de semblable ne pouvait arriver, tout étant en effet prévu. Dans le jardin de la petite maison et dans le pare se trouvaient des groupes de camarades faisant le guet. À la moindre intervention de la police, ils nous préviendraient et toutes les personnes assemblées auraient le temps de s'échapper. Les représentants des chômeurs déclarèrent en plaisantant que sans doute ni la police ni les gendarmes ne les prendraient vu qu’alors il faudrait les nourrir, tandis que la bourgeoisie faisait tous ses efforts, pour les renvoyer et les faire périr de faim. Quelques-uns lancèrent encore quelques plaisanteries sur ce thème et le camarade bolchevik qui venait d'arriver commença son rapport sur la situation des chômeurs. Dès les premiers mots, nous apprîmes que la caisse des chômeurs était vide, que le pourcentage sur les salaires cessait de parvenir parce que la bourgeoisie tentait par tous les moyens de l’empêcher et que même, dans quelques endroits, les directeurs ordonnaient au bureau de ne pas les transmettre au Soviet des députés ouvriers. « La situation des chômeurs du rayon est désespérée. Ceci, vous le savez vous-mêmes, camarades, dit le rapporteur aux délégués, mais ce que vous ne devez pas oublier c’est que cette situation durera longtemps. Dans les fabriques et les usines s'opère actuellement une épuration des ouvriers peu sûrs, isolément et par groupes entiers. Tout ce que les chômeurs possédaient comme vêtements ou objets de valeur a été mangé pendant cette période ou engagé au mont-de-piété. Les délais approchent et les chômeurs ne possèdent pas l’argent nécessaire au dégagement de leurs objets. Ceux-ci se perdent. Les propriétaires expulsent avec fureur les familles ouvrières pour non-paiement des loyers. Actuellement, on peut signaler de tels cas dans tous les rayons.

« Nous ne pouvons pas apporter d’aide à ces familles de chômeurs jetés sur le pavé. On organise quelques collectes en faveur des chômeurs dans les réunions ouvrières, dans les réunions syndicales, par les étudiants, mais ces sommes sont si minimes qu’elles ne peuvent apporter aucune aide réelle. Dans tous les quartiers, quelques restaurants sont ouverts par le Soviet des députés ouvriers et par certains groupements libéraux. Ces restaurants distribuent quelques dizaines de milliers de repas, mais ils peuvent se fermer d’un moment à l’autre, les libéraux ayant fini les élections à la Douma cesseront de donner de l’argent pour eux. En tout, dans Pétersbourg, il existe 24 restaurants ouvriers où les chômeurs reçoivent 9.453 repas par jour. »


Et pour lire ces chiffres, le rapporteur rapprochait le papier de son pince-nez.

« Dans le rayon de la Néva sont ouverts 6 restaurants qui distribuent 1.825 repas par jour ; dans le rayon de Moscou, 2 restaurants distribuent 450 repas par jour ; à Narski 2 restaurants, dont le moindre distribue 385 repas par jour ; dans le rayon central de la ville, 4 restaurants distribuent 1.100 repas par jour ; dans le rayon de l'Ile Vassilievski, 4 restaurants distribuent 550 repas et dans le rayon de Vyborg, 2 restaurants avec 450 repas par jour. »


Faisant cette énumération et indiquant d’autre part le genre de nourriture donnée dans les restaurants, le rapporteur insista beaucoup sur la nécessité de créer immédiatement, auprès des restaurants, des commissions de chômeurs non pas pour contrôler leur comptabilité, mais pour diriger toute la partie pratique et leur marche en général. Ensuite le rapporteur déclara que la situation des chômeurs dans le moment présent était difficile, mais non désespérée.

« Le groupe bolchevik que je représente devant vous, déclara le rapporteur, soutient entièrement le mouvement des chômeurs et vous aidera à vous grouper en une organisation puissante. Il est nécessaire d'organiser immédiatement tous ces chômeurs et de créer un organisme dirigeant : le Soviet des chômeurs, Ce Soviet, avec l’aide des travailleurs, doit commencer la lutte pour l'amélioration de la situation des chômeurs, non seulement à l’aide d’aumônes sous forme de repas et de 30 copecks par jour, mais principalement en forçant la Douma municipale à entreprendre de vastes travaux publics pour employer les chômeurs. Les sans-travail ne sont pas des mendiants, ils ne demandent pas la charité, ils exigent de la bourgeoisie du pain et du travail. Nous devons poser la question de telle façon que nos réclamations à la Douma municipale soient entendues de tous les ouvriers des fabriques et des usines. La ville doit organiser des travaux publics ; elle en possède en quantité suffisante, mais on en confie actuellement l'exécution à différents entrepreneurs, qui, pour ces commandes, versent des pots-de-vin aux édiles municipaux. Parmi les chômeurs se trouvent les meilleurs spécialistes des différentes professions, capables d'exécuter n’importe quel travail. La ville a plusieurs commandes à passer pour son entretien et la création de tramways. La municipalité a décidé de remplacer les omnibus à chevaux par des tramways, mais il lui est impossible d'appliquer cette décision sans construire de nouveaux ponts. Je propose à l'assemblée d'examiner, d'adopter et de réaliser immédiatement toutes les propositions faites par moi, car la famine et la misère des ouvriers n’attendent pas. »


Le silence et l'attention avec lesquels les délégués avaient écouté le rapporteur démontraient qu'ils l'avaient suivi avec une profonde émotion. Quand il termina le visage des chômeurs se détendit. Les orateurs qui prirent la parole après le rapporteur approuvèrent la proposition de l’organisation bolchevik et se prononcèrent brièvement et clairement pour sa réalisation immédiate. Toutes les propositions du rapporteur furent adoptées à l'unanimité. Il fut décidé d’organiser le Soviet des chômeurs par des élections dans les restaurants ouvriers, en vue desquelles il fallait désigner un groupe d'ouvriers bolcheviks pour l'agitation et la direction des élections. On envisagea la création d’un Soviet de 30 chômeurs. La même assemblée des délégués décida d’imprimer des appels adressés à tous les chômeurs, les invitant à s'organiser eux-mêmes immédiatement, l’organisation seule pouvant ouvrir une issue à la situation difficile.

Cet appel et l’agitation menée dans les restaurants par notre groupe d'ouvriers bolcheviks permirent effectivement de procéder à des élections dans un laps de temps très court. Trente représentants de chômeurs furent élus au Soviet. Au bout de quelques jours eut lieu la première réunion du Soviet composé de 30 délégués, et le camarade Kaïrski fut élu président.


À l’ordre du jour figuraient en premier lieu les buts et les tâches de l’organisation des chômeurs. La résolution ci-dessous fut adoptée à l’unanimité :

1. Les buts généraux et les tâches du Soviet des chômeurs consistent à tirer les chômeurs de leur situation intolérable.

2. Le problème le plus urgent qui se pose devant le Soviet consiste à forcer la municipalité à entreprendre des travaux publics pour tous les chômeurs.

3. À cet effet le Soviet groupe tous les chômeurs sur le terrain de leurs revendications communes et organise l’envoi d’une députation à la Douma municipale. D’autres moyens de pression sur celle-ci seront envisagés par la suite.


Après avoir réglé différentes questions d’organisation et fixé les tâches futures du Soviet, la première conférence prit fin.

Le lendemain, le camarade Kaïrski et moi, nous rencontrâmes Lénine et lui fîmes un rapport sur les résultats de nos premiers pas dans l’organisation du Soviet des chômeurs. Nous ayant écoutés, Lénine nous dit qu’il doutait que le Soviet des chômeurs, organisé par eux-mêmes, pût entièrement remplir les tâches lui incombant : « A l’aide de cette organisation des chômeurs par eux-mêmes, vous ne pourrez pas exercer une pression sur la bourgeoisie et vous ne représenterez pas une force ; d’autre part, dans toutes les questions concernant les chômeurs, ceux-ci ne peuvent pas être objectifs et ne les poseront pas sur un large terrain de classe prolétarien. C’est pourquoi il vous faut immédiatement, dit Lénine, élargir le Soviet des chômeurs par l’adjonction de représentants des ouvriers de toutes les usines et fabriques de Pétersbourg, travaillant encore. À cette fin, il faut immédiatement engager une agitation dans toutes les fabriques et usines et organiser sur-le-champ l'élection de ces représentants. Le Soviet des chômeurs doit être composé non pas de 30 représentants seulement, mais de 100 et même 150 délégués représentant tous les rayons, toutes les usines et fabriques. Ceci donnera aux chômeurs un véritable organisme prolétarien dirigeant qui pourra effectivement et avec succès exercer une pression sur la Douma municipale et la bourgeoisie en général.

À la réunion suivante du Soviet, parallèlement à l'élaboration de la requête à la Douma, il fut décidé, selon le conseil de Lénine, d'élargir le Soviet des chômeurs par l’adjonction de 30 délégués des grandes fabriques et usines, et des élections publiques furent commencées parmi les ouvriers travaillant encore dans les autres fabriques, usines et ateliers.

Par la suite, l’organisation du Soviet des chômeurs fut encore plus large ; des Soviets de chômeurs furent constitués dans les rayons de la Néva, de Moscou, de

Narva, dans le rayon central de la ville, de l'ile Vassilievski, de Pétersbourg, de Vyborg et de Kolpinski. Un Comité exécutif du Soviet des chômeurs fut organisé, ainsi qu'une conférence générale du Soviet des chômeurs pour la ville.

Les représentants élus par les chômeurs à la conférence générale, à raison d’un délégué pour 250 sans-travail, entrèrent dans les Soviets de rayon ainsi que des délégués des fabriques et des usines des rayons. Les Soviets de rayons dirigèrent les restaurants, les collectes dans les fabriques et usines, l’enregistrement des chômeurs, l’organisation de l’aide matérielle aux chômeurs et, en général, toutes les campagnes de lutte pour le pain et le travail, conformément aux indications de la conférence générale de ville du Soviet des chômeurs.

Le Comité exécutif fut composé de trois représentants de chaque Soviet de rayon, de trois représentants des chômeurs et de trois représentants des ouvriers encore occupés. La tâche spéciale du Comité exécutif fut : entretenir les relations avec les différents organismes de la Douma. Toutes les questions qui devaient être soumises à la Commission de la Douma étaient discutées d'abord au Comité exécutif, ainsi que les questions devant être discutées par le Soviet des chômeurs, Le Comité exécutif était chargé d'appliquer toutes les décisions du Soviet des chômeurs.


L'offensive des chômeurs contre la Douma municipale de Pétersbourg


Sous la direction voilée du Parti bolchevik, le Soviet des chômeurs de Pétersbourg commença à préparer la première offensive contre la Douma municipale. Il fut nécessaire de prendre quelques mesures pour créer parmi les masses ouvrières une atmosphère favorable au soutien complet des chômeurs dans leur lutte contre la Douma municipale. Outre une agitation dans les rayons, le Soviet des chômeurs publia toute une série de tracts adressés non seulement aux chômeurs, mais aussi à tous les travailleurs.

Une pétition fut élaborée pour la Douma municipale. Le Soviet des chômeurs la rédigea dans les termes révolutionnaires les plus catégoriques. Elle fut discutée et adoptée au Soviet des chômeurs puis envoyée à toutes les fabriques et usines de Pétersbourg et des environs afin d’y être examinée et signée par les ouvriers. La discussion de notre pétition dans les usines eut lieu, cela va de soi, à des assemblées générales de ces usines. D’autre part, nous soumîmes notre pétition à la discussion dans notre presse prolétarienne, sauf dans celle se trouvant sous l'influence des menchéviks, Les menchéviks, comme je le démontrerai par des faits, menèrent alors une lutte violente contre le Soviet des chômeurs et empêchèrent partout notre action d'organisation des sans-travail. Nos délégués du Soviet des chômeurs devaient absolument lire la pétition ci-dessous à la Douma municipale. Il y était dit :

À cause du chômage, de nombreuses familles ouvrières se trouvent actuellement sans un morceau de pain. Les ouvriers ne veulent pas que leur existence soit soutenue par la charité et l’aumône. Pour sortir de la situation présente, nous exigeons du travail. Celui-ci nous est refusé par les patrons qui disent n’avoir pas eux-mêmes de commandes. Cependant, la ville pourrait transmettre aux chômeurs les travaux dont elle dispose. Nous estimons que la façon dont les membres de la Douma municipale disposent des deniers publics est inadmissible. Cet argent doit être employé aux besoins publics, et notre besoin actuel c’est du travail. C’est pourquoi nous exigeons que la Douma municipale entreprenne immédiatement des travaux publics pour embaucher tous les nécessiteux. Nous ne demandons pas l’aumône, mais notre dû et nous ne nous satisferons d’aucune charité. Les travaux publics que nous exigeons doivent être entrepris immédiatement. Tous les chômeurs de Pétersbourg doivent être embauchés pour ce travail et chacun d’eux doit gagner un salaire suffisant. Nous avons été désignés pour insister en vue de la réalisation de nos revendications. Les ouvriers qui nous ont envoyés ne se satisferont pas de moins. Si vous n’acceptez pas nos revendications, nous ferons part de votre refus aux chômeurs et alors, ce n’est plus à nous que vous aurez à parler, mais à toute la masse des chômeurs qui nous a envoyés.


La pétition fut accueillie avec une grande sympathie par tous les ouvriers des usines et des fabriques des rayons. Elle fut discutée dans chaque usine, au cours d’assemblées générales des ouvriers, et circula ensuite dans les ateliers pour se couvrir de signatures. Dans les usines et fabriques où, grâce à l’épuration et au lock-out, ne demeuraient plus que les ouvriers les moins avancés, nous envoyâmes des orateurs bolcheviks avec des piquets de chômeurs, qui arrêtaient les ouvriers aux portes des fabriques, soit à la sortie du déjeuner, soit à la sortie du soir ; là, les orateurs ouvraient des meetings sur la question du chômage et de l’aide à apporter aux chômeurs. Ces meetings furent toujours couronnés de succès et les courtes résolutions qui y furent adoptées étaient toujours favorables à l’aide aux chômeurs.

La pétition fut partout signée à la quasi-unanimité.

En dehors de la sympathie des masses ouvrières, qui, sans nul doute, allait augmentant et se renforçant, le Soviet des chômeurs devait créer parmi les groupes de la petite bourgeoisie un état d'esprit favorable à l'aide aux chômeurs. Le Soviet des chômeurs fit participer à cette œuvre plusieurs journaux libéraux de Pétersbourg. Les camarades qui étaient en relations avec les journalistes collaborant à ces journaux furent chargés de prendre contact avec les plus libéraux d’entre eux afin qu’ils nous aident en insérant des articles et des notes dans leurs journaux. Le journal Touarichtch, dans lequel travaillaient alors Kouskova et Prokopovitch, le journal Rouss, dirigé par le fils libéral de Souvorine, le journal du Parti cadet, Sovremennoé Slovo et même le journal boursier Birjevka, publièrent des articles et des notes sur le mouvement des chômeurs, dans lesquels ils soutenaient la nécessité d'organiser de larges entreprises de travaux publics. Ces journaux donnèrent leur soutien aux chômeurs parce qu'ils y étaient sérieusement poussés par leurs lecteurs petits-bourgeois. Les centaines de milliers de chômeurs alarmaient violemment ces derniers, Ils pensaient que cette masse immense provoquerait différentes épidémies qui, sans aucun doute, atteindraient en premier lieu les petits fonctionnaires, employés, etc. qui, par leurs emplois, se trouvaient en contact avec le peuple affamé.

Cette aide est nécessaire, non seulement dans l’intérêt des travailleurs, mais aussi pour l’état sanitaire de la population en général, dit le président de la Commission de la Douma. On sait que le typhus, commençant dans les sous-sols et les mansardes, fait des victimes de plus en plus nombreuses dans les hautes sphères de la société. D’un autre côté, la perspective de mourir de faim peut pousser les gens rendus cruels par la misère aux actes les plus extrêmes. Dans de telles conditions, il est nécessaire de leur porter secours immédiatement. L'aide apportée trop tard peut coûter trop cher.

L'état d'esprit favorable au mouvement des chômeurs se renforçait de jour en jour dans tous les quartiers, fabriques et usines. Des cellules dirigeantes du Soviet des chômeurs se créèrent dans les usines et les fabriques, des Soviets de rayons s’organisèrent et désignèrent parmi eux des commissions qui commencèrent à travailler dans les usines et les fabriques à l'effet de prendre connaissance de la situation des chômeurs et de les soutenir dans leur lutte contre la Douma municipale.


La lutte des menchéviks contre l’organisation des chômeurs


Mais alors, nous nous heurtâmes à un ennemi inattendu de l’œuvre prolétarienne dans la personne des menchéviks. Dès que l’on put sentir que nous jouissions d’une grande influence parmi les masses ouvrières et que nous avions créé un organisme indépendant et puissant, le Soviet des chômeurs, qui représentait une grande force dans la direction des masses prolétariennes, nos compagnons d’alors, les menchéviks, se trouvant dans le Comité de Pétersbourg, dans la même organisation que nous, commencèrent à entreprendre une action contre nous, et surtout contre l’organisation du Soviet des chômeurs. Ils menèrent la lutte contre nous dans tous les rayons, s’efforçant d’empêcher, d’affaiblir, ou même d'arrêter le développement de notre organisation des chômeurs.

Mais cette lutte n’obtint aucun succès dans les quartiers ouvriers, car nous y avions déjà développé de fortes organisations et aucun ouvrier, même à état d'esprit menchévik, ne put soutenir les menchéviks dans cette question. Dans toutes les réunions ouvrières d'usines et de quartiers, les orateurs menchéviks qui menaient l’agitation contre le Soviet des chômeurs furent chassés. Ils transportèrent alors leurs vilenies menchéviks dans l'organisme dirigeant du Parti, le Comité de Pétersbourg, où ils avaient par hasard un nombre de représentants un peu supérieur à celui des bolcheviks. Lors de la discussion de cette question au Comité, les menchéviks émirent l’opinion que le Soviet des chômeurs dirigé par les bolcheviks poussait les ouvriers à des gestes prématurés. Les menchéviks déclarèrent alors au Comité qu’ils ne voyaient dans cette organisation des chômeurs et dans le Soviet qu'une pure aventure bolchevik. Dans cette discussion au Comité de Pétersbourg, une grande attention fut apportée à notre pétition passée dans les rayons et usines et couverte de milliers de signatures. Le Comité de Pétersbourg refusa de sanctionner notre pétition à la Douma municipale.

Les menchéviks exigeaient que nous retirions les derniers mots de notre pétition : « Si vous n’acceptez pas nos revendications, nous ferons part de votre refus aux chômeurs. Et alors, ce n’est plus à nous que vous aurez à parler, mais à toute la masse des chômeurs qui nous a envoyés ».

D'autre part, ils exigeaient catégoriquement l’ajournement de l’envoi de la délégation des chômeurs à la Douma municipale. Ils s’élevèrent également contre la revendication demandant l'ouverture de travaux publics. « Parce que, disaient-ils, la Douma municipale ne peut pas donner de travail aux chômeurs ; c’est la tâche du gouvernement. » Les menchéviks s’insurgèrent aussi avec violence contre l'élection dans le Soviet de représentants des fabriques et des usines, car ils y voyaient la répétition de l’ancien Soviet des députés ouvriers. Enfin, les chefs menchéviks insistèrent fermement sur l'obligation pour le Comité de Pétersbourg de nous interdire tout travail parmi les chômeurs. Ils exigeaient, dans le cas contraire, l’exclusion du Parti des groupes de bolcheviks travaillant parmi les chômeurs. Les dirigeants des chômeurs déclarèrent au Comité qu'ils considéraient une telle décision comme nuisible au prolétariat et non obligatoire pour eux ; qu’en conséquence ils ne s’y soumettraient pas et qu’ils demandaient à être jugés comme indisciplinés. Le Comité décida de se réunir le lendemain pour envisager cette question avec un nombre plus grand de représentants.

La réunion du Comité élargi eut lieu effectivement au jour fixé, mais nous étions déjà au 12 avril, et nous étions parvenus à imposer toutes nos revendications à la Douma municipale. C’est pourquoi quelques-uns des menchéviks se séparèrent de leur groupe qui se trouva ainsi en minorité. Ils ne purent alors prendre aucune résolution contre nous.


La première organisation des chômeurs à la Douma municipale de Pétersbourg


Après le large travail préparatoire pour le soutien des chômeurs, travail effectué même parmi les groupes de la petite bourgeoisie, le Soviet des chômeurs élut une délégation qui devait se rendre à la Douma municipale le 28 mars. Cette délégation devait y présenter la pétition précitée et couverte de signatures.

La délégation était composée de 15 personnes. Elle se rendit le jour fixé à la Douma municipale de Pétersbourg. Les membres de la Douma regardèrent avec étonnement ce groupe d'ouvriers. Le maire invita la délégation dans son cabinet, mais les délégués refusèrent de parler avec lui, déclarant qu’ils étaient envoyés pour s’entretenir avec toute la Douma et non avec une seule personne. La réunion de la Douma municipale n’eut pas lieu ce jour-là, parce qu’il ne s'y trouvait qu’une partie seulement des conseillers, les autres, ayant été prévenus qu’une délégation quelconque était venue, ne s'étaient pas présentés à la réunion. En quittant la salle de la Douma, les délégués déclarèrent au maire et aux conseillers qu’ils se présenteraient à nouveau à la réunion suivante.

L'assemblée suivante devait se tenir le 12 avril, c'est-à-dire que le Soviet des chômeurs disposait de deux nouvelles semaines pour mieux préparer cette délégation. Une agitation supplémentaire fut organisée dans toutes les usines et fabriques, ce qui renforça davantage l'état d’esprit favorable aux chômeurs parmi les travailleurs et augmenta le nombre des signatures sur la pétition. Les orateurs bolcheviks envoyés par le Soviet des chômeurs passèrent dans toutes les fabriques et usines avec un groupe de chômeurs, y firent des meetings et y firent voter des résolutions.

Pendant ce temps, dans la presse – non seulement dans notre journal bolchevik Volna, mais dans d’autres journaux libéraux – passèrent une série d’articles en faveur de l’organisation des chômeurs et pour l’ouverture de travaux publics par la Douma municipale afin d'employer les sans-travail. L'opinion publique était très émue par la question du chômage. Jusqu'au groupe des électeurs de la Douma d'Empire qui décida de soutenir la députation des chômeurs auprès de la Douma municipale.

Le 12 avril 1906, notre délégation, composée de 30 membres – 15 délégués des chômeurs et 15 des ouvriers travaillant encore – se présenta à la Douma municipale de Pétersbourg. Le Soviet des chômeurs était composé alors de 60 membres, mais la moitié d'entre eux n'étaient pas allés à la Douma pour qu'en cas d'arrestation le Soviet pût poursuivre son travail sans interruption. Le Soviet était déjà, à cette époque, étroitement surveillé et cette précaution s’imposait. Le 12 avril, jour de l'envoi de la délégation, la police fit en effet irruption dans le local où se réunissait jusque-là le Soviet des chômeurs et arrêta toutes les personnes présentes, mais il ne s’y trouvait aucun membre de la délégation où du Soviet.

Avant de nous recevoir, la Douma municipale se réunit en assemblée particulière et décida de recevoir la délégation des chômeurs. Ne voulant pas irriter les ouvriers, elle se disposa à satisfaire dans la mesure du possible leurs revendications. Ces décisions ne furent pas connues des larges masses de la population et des chômeurs.

Au début de la séance, juste au moment de notre intervention, une grande foule remplit les salles de la Douma. Cinq représentants du Soviet des chômeurs parlèrent. Nous posâmes la question avec une grande brutalité :

« Nous ne vous demandons rien, nous exigeons, dit l’un des orateurs. Nous estimons que tout l’argent dont vous disposez nous appartient de droit. » « Si vous ne donnez pas de travail aux chômeurs, il ne nous reste qu’à aller vous voler », dit un autre orateur. « Vous n’avez pas vu les chômeurs, cria l’un des représentants de la délégation, un jeune ouvrier. Je vis avec eux, je peux vous raconter comment ils vivent, je vous transmets ce qu’ils m'ont dit, en m’envoyant ici : va, parle avec les députés de la Douma municipale et s'ils ne t’écoutent pas, alors nous irons nous-mêmes et nous les saisirons à la gorge. »


Les députés écoutèrent tout patiemment, même de tels propos de la délégation des chômeurs, et quand nos allocutions furent terminées, les députés prièrent les délégués de sortir de la salle des séances. Mais nous déclarâmes que nous ne sortirions pas tant que nous n'aurions pas reçu une réponse à nos revendications. Alors les députés firent une pause, éloignèrent le public et reprirent à nouveau leur travail, en présence de la délégation des chômeurs.

Le député H. H. Chnitnikov monta le premier à la tribune et, en tant que député d’extrême-gauche, lut la déclaration de la municipalité sur les travaux dont elle disposait et qu’elle pouvait remettre aux chômeurs :

La municipalité estime possible :

1. D'occuper au mois de juin prochain 300 à 400 ouvriers aux travaux de canalisation et au comblement du canal Ekatérinoski.

2. D'occuper, à partir du mois de mai, aux travaux du port des Galères 300 à 400 personnes pour les travaux mécaniques, et 2.000 à 3.500 personnes pour les travaux manuels.

3. D’employer dans le délai le plus court 100 personnes aux travaux de régularisation de la rivière Karpovka.

4. D’employer 300 personnes à la construction de la Bourse du Travail, du marché des lamaneurs et des baraques devant servir d’asiles de nuit.

5. D'occuper 400 personnes à différents petits travaux.

6. D'employer un certain nombre de chômeurs à la construction des ponts de Pantéléimon, de Tchernichévski et d’Anichkine.


Ainsi la municipalité avait trouvé du travail pour 5.000 personnes au maximum, dont 500 spécialistes pour différents genres de travaux et 4.000 manœuvres, sans compter les ouvriers qui seraient nécessaires à la construction des ponts et dont le nombre ne pouvait être prévu.

Certes, la préfecture et la Douma municipale continuaient à considérer le mouvement des chômeurs et les chômeurs en général avec malveillance ; mais l’organisation bolchevik et le Soviet des chômeurs ayant su élever l’état d'esprit de tous les groupes de la petite bourgeoisie et surtout de tous les ouvriers de Pétersbourg, la municipalité était obligée d’en tenir compte, de se dominer et de cacher ses véritables sentiments par des résolutions mensongères qui semblaient exprimer le désir d'aider tous les chômeurs par l’organisation de travaux publics.

Dans leurs discours, les députés affirmèrent que les chômeurs avaient en effet raison en déclarant que l’aide donnée par charité représente la forme la plus pénible pour des personnes habituées à gagner honnêtement leur pain. Les députés déclarèrent qu'il fallait avant tout ouvrir les travaux publics, qui ne diminuent pas la dignité ni le courage des chômeurs, mais qui, au contraire, maintiennent leur état moral. Parmi les députés, aucun ne s’éleva contre les revendications des ouvriers. Après les débats, la Douma adopta à l’unanimité la résolution suivante :

1. D'organiser une commission spéciale composée de 12 membres pour l’élaboration d’un plan d’organisation de travaux publics et pour la recherche de mesures propres à conjurer la détresse causée par le chômage. De proposer à cette commission d'inviter, pour participer à ses travaux, des représentants des ouvriers et des organisations entendus à la séance précédente.

2. De proposer à la commission préparatoire précitée d'examiner toutes les propositions faites par les députés à la présente réunion.

3. D'entreprendre des démarches, dans la forme habituelle, pour obtenir la permission de constituer une commission exécutive composée d’un président et de 12 membres pour la direction de l’organisation et l’accomplissement des travaux publics.

4. D’ouvrir immédiatement, en vue de l’organisation des travaux publics, un crédit de 500.000 roubles prélevés sur le reliquat du quatrième emprunt. Cette somme sera employée par la municipalité, sur proposition de la commission préparatoire, jusqu'au moment de la constitution de la commission exécutive.


L'état d’esprit de tous les députés et même des « Cent-Noirs » était si sympathique aux chômeurs que l’un des députés Cent-Noirs s’écria résolument, en entendant les résolutions : « Pourquoi seulement 500.000, je pense qu’on peut dépenser des millions de roubles, quand des gens meurent de faim ». On lui répondit que les 500.000 roubles ne serviraient qu’au lancement des travaux et que, par la suite, la Douma pourrait dépenser autant qu’il serait nécessaire.

À cette séance de la Douma fut élue la commission préparatoire des chômeurs, sous la présidence du député de la Douma E. J. Kédrine. Dans la commission entrèrent les députés H. H. Chnitnikov, H. P. Férodov, Pétrounkévitch, Falbrouk, Planson et autres. À la fin de la séance,

Kédrine tenta de féliciter la délégation de ses succès et nous proposa de désigner trois d’entre nous comme représentants à sa commission. Mais la délégation déclara que les ouvriers entreraient dans la commission en nombre égal à celui des députés et qu’ils devraient avoir à la commission voix délibérative. Kédrine se fâcha, s’opposa à cette prétention de notre part. Enfin il nous déclara avec irritation que, dans ce cas, la commission travaillerait sans représentation des ouvriers. Toute la députation se dirigea vers la porte, mais à ce moment Kédrine, comme poussé par quelqu'un, se ravisa et courut après nous. En nous arrêtant il cria : « Messieurs les ouvriers, la commission a trouvé possible d’accepter votre proposition, êtes-vous satisfaits ? »

La députation répondit qu’elle prenait note de la décision et qu’elle participerait aux travaux de la commission municipale préparatoire.


À la même table que la bourgeoisie


La commission municipale pour l’aide aux chômeurs procéda à l’accomplissement des obligations qui lui avaient été imposées par la Douma et aussitôt, le lendemain même, composée des députés et de nos délégués, la commission se réunit et décida de vérifier l'état des approvisionnements dans les restaurants pour les chômeurs encore ouverts et d’en augmenter le personnel. Il fut également décidé d'organiser immédiatement des logements pour les chômeurs, la grande masse de ces derniers, jetés sur le pavé, s’abritaient en effet dans les asiles de nuit et leurs enfants étaient mis en un lieu quelconque, chez des camarades travaillant encore. Ainsi fut également discutée et décidée la question de l’aide et argent pour dégager du mont-de-piété les objets des chômeurs, surtout les machines à coudre et le linge de corps.

Des 500.000 roubles mis à la disposition de l’aide aux chômeurs, la commission assigna 175.000 roubles au ravitaillement immédiat et autres secours. À la réunion suivante de la commission le 19 avril, c’est dans ce sens que fut établi le rapport à la Douma municipale, qui,

le 21 avril discuta toutes les propositions de la commission. La Douma décida :

1. De donner le droit à la préfecture de reconnaître aux chômeurs certains avantages au point de vue des taxes d’adresses et d’hôpitaux, sur la base d’une recommandation de la commission des chômeurs.

2. Que les objets des chômeurs restant au mont-de-piété après les délais prévus ne pourraient être vendus avant le 21 juin et qu’on ne pourrait pas percevoir d’amendes pour le retard dans le paiement des intérêts eux-mêmes pendant trois mois.

3. De donner le droit à la préfecture de dépenser, sur la recommandation de la commission préparatoire, 175.000 roubles du crédit accordé par la décision du 12 avril de la Douma municipale :

a) Pour le ravitaillement des chômeurs, pour l’aménagement et la location de locaux dans lesquels les chômeurs restés sans logement pourraient trouver abri avec leur femme et leurs enfants ;

b) Pour l’ajournement du paiement des intérêts dus par les chômeurs pour les objets déposés aux monts-de-piété privés.


Avec tout cet argent accordé par la Douma municipale, la commission et le Soviet des chômeurs développèrent immédiatement l’aide aux chômeurs en vivres, logements et pour les dégagements du mont-de-piété ; la somme de 175.000 roubles assignée fut dépensée dans les premiers mois.

L'organisation des dépenses fut confiée par le Soviet des chômeurs à la commission, qui transmit avec son consentement toute cette entreprise au Comité pour l’aide aux chômeurs organisé six mois auparavant par l’Union des ingénieurs. Le Soviet des chômeurs garda pleins pouvoirs de contrôle sur l’activité du Comité et l'orientation générale de son travail. Le rôle de la Commission de la Douma dans cette affaire s’exprima dans le fait qu’elle reçut l'argent de la caisse municipale, le transféra au Comité et reçut de lui les comptes qu’elle transmit à la municipalité.

Ce comité de ravitaillement des chômeurs dut assumer la lourde tâche de l’organisation de restaurants pour les chômeurs. Durant cette période, le comité ouvrit 83 restaurants et y distribua 3 millions de repas aux chômeurs : 495.000 repas en juin, 631.000 en juillet, etc. Il fut journellement distribué dans ces mois de juin et juillet de 16 à 20.000 repas, Le Soviet des chômeurs ne se décida pas à prendre sur lui cette tâche compliquée et difficile, parce qu’elle lui aurait soustrait de grandes forces qu’il employait pour ses autres travaux d’agitation et d'organisation.


Une partie de l'argent de la Douma municipale employée au soutien des grèves


Toute l’aide en logements fut distribuée directement par les députés de la Douma, sur la base de listes présentées par les Soviets de chômeurs des rayons, avec la participation et sous le contrôle d’un membre du Comité exécutif du Soviet des chômeurs ou d’un représentant du Comité de rayon. Le Soviet de rayon composait les listes de personnes auxquelles il était nécessaire de donner des secours. Le député et le représentant du Soviet rassemblaient au Soviet de rayon tous les chômeurs auxquels il avait été décidé d’apporter une aide et leur distribuaient l’argent contre reçu.

Mais il se produisit quelques malentendus, certains chômeurs étant illettrés mettaient des croix, signaient pour d’autres, etc. À cette époque, un large mouvement de grèves se développa dans tous les quartiers de Pétersbourg. Les grèves n'étaient pas seulement économiques, mais aussi et surtout politiques et de nouveaux contingents de chômeurs venaient ainsi grossir nos rangs. Naturellement, le Soviet des chômeurs participait à la préparation des grèves, car, à cette époque, les syndicats étaient encore faibles et n’avaient pas la possibilité de soutenir les chômeurs. Dans le rayon de Vyborg, par exemple, nous dûmes apporter notre appui aux grévistes sous forme de secours en argent et d’aide en logements ; l’ouvrier resté deux semaines sans travail devait, en effet, recevoir un secours sous peine d’être acculé à la famine. Nous avions justement composé une liste de personnes du rayon de Vyborg qui devaient recevoir une aide en logements ; cette liste comptait 500 personnes et nous y avions inclus les grévistes nécessiteux de l’usine de Erikson. Immédiatement avant l’arrivée du député Chnitnikov avec l’argent, on me communiqua qu'une partie de ces grévistes inscrits dans la liste pour l'aide en logements avaient repris le travail, c’est-à-dire étaient devenus des briseurs de grève. Il s’en trouvait environ une centaine.

Nous devions immédiatement les remplacer, car il ne fallait pas laisser le député quitter le rayon avec l’argent ou le répartir entre les briseurs de grève. Nous distribuâmes aux nouveaux chômeurs des reçus portant les noms inscrits dans les listes ; ils devaient se rappeler ces noms afin de recevoir l’argent.

Tous les chômeurs étaient rangés dans le corridor, deux par deux, et le député qui contrôlait leur nombre commença à appeler chacun d’eux dans le bureau, en notre présence, distribuant 5, 8 ou 10 roubles, selon la situation de famille et nos indications. Tout à coup, une femme, à qui Chnitnikov demanda : « Pétrova, combien devez-vous recevoir ? », elle répondit :

« Je ne suis pas Pétrova; mais Samoïlova. » Je lui jetai un regard furibond, lui exprimant, par toute mon attitude, qu’elle venait de commettre une gaffe. Elle comprit, rougit et dit : « Si, si, je suis Pétrova. »

Chnitnikov, étant juriste, comprit immédiatement que quelque chose n'allait pas. S’adressant à moi, il dit :

  • « Qu'y a-t-il, M. Malychev, il se passe quelque chose chez vous ?

  • Il n’y a rien de spécial, Nicolas Nicolaïévitch, répondis-je, il n’y a ici qu'un remplacement de chômeurs nécessiteux par d’autres chômeurs nécessiteux, la révision ayant démontré que les chômeurs inscrits étaient moins nécessiteux que ceux-ci.

  • Non, il y a un crime quelconque, un crime. Le diable sait ce que vous, chômeurs bolcheviks, faites avec nous ».


Renvoyant l'ouvrière de la pièce, je répondis d’un ton tranchant à Chnitnikov qu’il n’y avait aucun crime et qu’il n'avait pas lieu de s’irriter.

  • « Si vous ne voulez pas distribuer l’argent, quittez le rayon. »

Il saisit vivement ce qui restait d'argent sur la table, quelques dizaines de roubles, et, quittant la chambre sans saluer, déclara :°

  • « Ce sont toujours vos trucs bolcheviks. Vous avez déjà entrainé la Douma municipale dans plusieurs actions criminelles. »


Nous ne fîmes que rire de cette colère. Les ouvriers se séparèrent, pestant contre cette ouvrière qui n'avait pas pu se rappeler le nom sous lequel elle devait recevoir l'argent. Ce fut le seul épisode qui permit au député, par la maladresse de cette ouvrière, d’entrevoir notre échange de personnes. Mais, en réalité, des faits semblables furent nombreux. De cette façon, au moyen des fonds de la Douma municipale, nous soutînmes en 1906, et pendant une partie de 1907, tout le mouvement gréviste de Pétersbourg, La majorité des grèves et les plus importantes d’entre elles, telles que celles des cochers, des usines Erikson et autres, furent organisées par nous avec l’argent de la Douma municipale.

Il fut dépensé à cette époque par la Douma municipale, pour les chômeurs et les travaux publics, sur lesquels je reviendrai plus bas, quatre millions et demi de roubles. La direction des travaux publics fut organisée d’une façon régulière. Il y existait une comptabilité. Les dépenses pour l’entretien des restaurants destinés aux chômeurs furent également soumises à un contrôle.

Mais dans les autres domaines moins importants des dépenses, la comptabilité était tout à fait boiteuse. Et là, nous eûmes la possibilité de soustraire un tant soit peu d'argent à la municipalité en faveur des grèves et pour les autres besoins de nos organisations.

Nous avions une liste qui, sauf deux ou trois signatures, ne portait que des croix. Nous mettions un millier de croix et tout était dit ! Il est vrai qu'il arrivait à un député de demander aux chômeurs : « Mais êtes-vous donc tous illettrés ? ». « Mais oui, nous sommes tous illettrés, que voulez-vous y faire ? Vous ne nous avez pas appris à lire et à écrire. Il n’y a que 5 % des ouvriers qui sachent lire et écrire et ce sont ceux qui travaillent. Mais ceux qui sont chômeurs sont tous illettrés ».

Le député s’étonnait bien un peu, mais continuait la distribution.

Deux ans et demi plus tard, étant revenu à Pétersbourg, après un emprisonnement, le secrétaire de la commission de révision de la Douma, m’ayant rencontré, me pria d'entrer à la Douma ; il me garantit, vu que j'étais illégal, que ni moi ni les membres de la commission ne me livreraient. À la commission, je vis étalées sur de grandes tables nos listes avec leurs croix. Un vieux député, sénateur, me demanda des explications sur le fait que les croix, aux dires de l'expertise, étaient toutes semblables les unes aux autres. Tout de même, elles devaient avoir chacune un caractère spécial.

Je fus complètement déconcerté par cette question. Mis au pied du mur, je réfléchis à ce que je pourrais bien lui dire. Enfin, je répondis que les ouvriers-forgerons, maréchaux-ferrants, serruriers, faisant tous un travail difficile, avaient peut-être, pour cette raison, la même façon de signer les croix. Le sénateur, membre de la commission, levant la tête de dessus ses papiers et me regardant, me dit, après avoir réfléchi, que sans doute il devait en être ainsi, car l’on ne pouvait pas l'expliquer autrement.

Leur souhaitant du succès, je quittai la commission. Deux semaines plus tard, le même secrétaire me déclara que la commission de révision avait décidé de faire une conclusion conditionnelle au sujet de notre comptabilité ; il était, en effet, impossible de voir clair dans cette affaire ; la comptabilité serait ensuite versée aux archives après avoir fait l’objet d’un rapport à la Douma municipale.


L'organisation des travaux publics traîne en longueur


Parallèlement à l’aide aux chômeurs décrite ci-dessus, le Soviet des chômeurs passa tout le mois d'avril et de mai au travail de préparation des travaux publics, poussa la Commission des chômeurs, le membre de la Douma, Kédrine, ainsi que toute la Douma municipale à hâter la mise en train des travaux publics, les chômeurs ne pouvant se satisfaire d’une aide sous forme d’aumônes, de repas, de logements et du rachat des objets du mont-de-piété. Mais la Douma municipale commença à oublier la réunion du 12 avril et à changer d’avis sur la question des chômeurs. Le Soviet des chômeurs dut renforcer l’état d’esprit des chômeurs et relever par tous les moyens de presse la mentalité de la petite bourgeoisie de Pétersbourg.

Les cadets et les Cent-Noirs, un peu tranquillisés depuis notre première intervention du 12 avril, ajournaient pour toute sorte de motifs la question de l’ouverture de travaux publics. Éludant cette question, ils s’efforçaient manifestement d’annuler d’une façon quelconque leurs décisions précédentes et de ne donner que l'avance de 500.000 roubles consentie le 12 avril.

Grâce à la pression exercée sur la Douma et sur la Commission des chômeurs, le Soviet des chômeurs put obtenir de la Commission et de la Douma sa plus grande légalisation. La Commission, selon la décision du nouvel enregistrement des chômeurs, organisa et distribua les secours, mais la commission de Kédrine procéda ensuite d’une façon plus décisive à l’étouffement de la question des travaux publics.

Kédrine, juriste retors et bavard typique, résolut le problème de la grande bourgeoisie – tromper les ouvriers – et ajourna de toutes les manières la solution de la question centrale : l'organisation de travaux publics. La police et l’Okhrana commencèrent à réprimer l’organisation des chômeurs. Cette situation difficile donnait lieu, presque chaque semaine, à de fortes dissensions entre la Commission et le Soviet des chômeurs. Enfin, ce dernier présenta à la Commission, au nom des chômeurs, la résolution suivante :

L'activité de la Douma, ces deux dernières semaines, n'est pas conforme aux promesses faites par elle le 12 avril. Toute son activité démontre le désir de traîner en longueur et d’éluder autant que possible l’accomplissement des obligations contractées par elle. Ni le chômage, ni la famine, ni l’impatience des chômeurs n’ont diminué pendant ce temps. Les chômeurs voient dans la conduite de la Douma un piège et une supercherie. Dans de telles conditions, les représentants des ouvriers à la Commission de la Douma se doivent de poser devant les députés la question d’une façon tranchante, à savoir : s'ils ont l'intention, oui ou non, de remplir leurs obligations, s’ils veulent retarder les délais ou entreprendre enfin le travail dans le détail et, principalement, s'ils songent à organiser les travaux publics. Si les députés à la Douma continuent à laisser passer le temps et à ne pas réaliser leurs promesses, qu’ils n’espèrent pas voir les représentants ouvriers soutenir leur imposture. Les délégués ouvriers se réservent le droit d'agir en dehors de la Commission de la Douma.

Une telle déclaration du Soviet des chômeurs provoqua une vive indignation parmi les députés. Ils firent du tapage, s’agitèrent, nous traitèrent d’ingrats. La majorité menaça de sortir de la commission. Mais toutes ces tempêtes d’indignation se calmèrent vite et les députés se remirent au-travail, travail d’ailleurs non productif ; les retards dans l’ouverture des travaux publics ne cessèrent point.

Il fut décidé au Soviet des chômeurs de laisser nos représentants à la commission – la rupture avec la commission de la Douma n’ayant pas été approuvée – et de charger le Comité exécutif d'informer la Douma municipale de l’attitude anormale de la commission dans la question des travaux publics. Le Comité exécutif élabora le 9 mai 1905 la résolution suivante sur cette question :

Le Comité exécutif considère comme une nécessité de lutter énergiquement pour l’organisation et l'élargissement des travaux publics. Au cas d’un conflit inévitable avec la Douma municipale qui refuserait de remplir les obligations contractées précédemment par elle, les représentants des chômeurs à la commission de la Douma rejetteront sur elle la responsabilité des conséquences qui en découleraient.

Cette résolution fut envoyée à la Douma municipale. Cependant l’organisation des travaux publics se réalisa mal, Kédrine ne fit aucun effort pour leur avancement. Enfin, le Soviet des chômeurs, par une résolution spéciale, fit connaître à Kédrine et à la Douma qu’il considérait la présence ultérieure de Kédrine à la commission comme nuisible pour l’organisation réelle des travaux publies et qu’il exigeait le retrait de Kédrine de la présidence de la commission. À cette époque eurent lieu une série d'autres conflits avec Kédrine et celui-ci fut obligé de se retirer et de partir pour une station thermale faire une cure.

Provisoirement, la présidence de la commission fut laissée à l'ingénieur Mikhaïl Pavlovitch Féodoroy qui dirigea quelques réunions de la Commission des chômeurs ; en outre, la commission fut aidée par le groupe des députés octobristes, et par un certain Propper, rédacteur à la Birjevka, Pierre Nicolaïévitch Issakov futélu à la présidence de la commission par la Douma municipale. C'était un aristocrate, véritable sybarite, qui n'avait jamais rien fait. Avec cet Issakov nous poursuivîmes notre tâche pour exiger par la force de la Douma l'organisation de vastes travaux publics pour tous les chômeurs.

La première commission des chômeurs se composait des plus grands fonctionnaires du Capital : des avocats Chnitnikov, Planson, Kédrine, d'ingénieurs et de l'instituteur Falbourg. Ces gens s'étaient toujours présentés comme les défenseurs des intérêts des masses populaires. Mais si, à la même table qu'eux, nous n'avions été des bolcheviks et des révolutionnaires, si, bouche bée, nous les avions regardés et écoutés sans lutter à cette même table avec eux, ces membres de la commission nous auraient sans doute endormis dès les premiers pas et le travail d'organisation des travaux publics aurait été paralysé et liquidé. C'est alors, voyant qu'il n’y avait pas moyen de nous tromper, que Kédrine, jurisconsulte principal des entreprises capitalistes, proposa directement de tirer en longueur la question des chômeurs. Pour ce fait, nous le chassâmes de la commission avec un blâme public et nous poursuivîmes notre ligne bolchevik.


Les travaux publics


Grâce à l’aide technique qui nous était donnée par l'Union des ingénieurs et autres associations, grâce surtout à l’aide d'ingénieurs sympathisants se trouvant en liaison avec la Douma municipale, nous découvrîmes tous les projets de travaux établis par la Douma municipale pour la construction de tramways, etc.

Nous déterrâmes nous-mêmes des archives de la Douma une grande nomenclature de ces projets, prévoyant un total de 5.600.000 roubles de dépenses. Ces travaux, par hasard, nous convenaient plus que tous autres, Nous y trouvâmes neuf projets au point pour la construction de nouveaux ponts destinés aux lignes de tramways. C’étaient les ponts de Mikhaïlovski, Siline,

Wedenski, Kaménostrovski, Pantéléimonovski, Karpovitski, Rijski, Alartchine, Warschavski, Nous retirâmes des archives les projets de construction de trois nouveaux marchés : Sitnikovskovo, Lotsmanskovo et Arsénalskovo, ainsi que le projet des abattoirs, celui de l’aqueduc Novodérévienski, un projet pour l'élévation de la porte Galernaïa, une installation de chauffage pour le dépôt des tramways, un projet pour la construction de voitures de tramways, de moteurs pour ces voitures, de trolleys pour tramways, de plans techniques, etc.

Certes, nous reconnûmes qu’une partie de ces travaux ne convenaient pas aux chômeurs, mais nous décidâmes catégoriquement d’entreprendre la construction de la plus grande partie d’entre eux, vu que nous pouvions accomplir tous ces travaux. Parmi nous se trouvaient beaucoup d'ouvriers qualifiés : serruriers, chaudronniers, charpentiers, menuisiers, tourneurs, etc.

Les travaux établis par nous pour être présentés à l'acceptation pouvaient occuper 6.000 personnes pendant 6 moi : de plus, l'élévation de la porte Galernaïa était un travail de longue durée. Quand, à la commission, nous commençâmes à élaborer les projets de travaux, nous nous heurtâmes à l'opposition acharnée de la commission, principalement des députés qui marchaient avec les socialistes-révolutionnaires et les socialistes populaires.

Ces députés, à tendance socialiste, insistaient – et toute la commission les soutenait – pour que les travaux soient entrepris sur la base d’artels, pour que nous organisions fous les chômeurs en artels selon leurs spécialités et pour que, recevant de l’Union des ingénieurs les ingénieurs et les techniciens nécessaires, nous admettions l’accomplissement forfaitaire de tous ces travaux. On nous indiquait qu’autrement la Douma ne serait pas d'accord, vu que, pour la conduite de travaux s’élevant à des sommes aussi considérables, il devait y avoir une personne juridique et que quelqu'un devait être responsable de cette entreprise. « Il ne faut pas donner tout simplement les travaux à quelqu’un n’ayant aucun engagement par contrat », nous affirmaient les députés. En un mot, les juristes membres de la commission, serviteurs du Capital, bien que souffrant alors d’une déviation socialiste, se considérant comme les représentants de la bourgeoisie et défendant ses intérêts, inventaient des formes de travail qui pourraient sauvegarder ces intérêts. Le principal promoteur de cette méthode forfaitaire pour la conduite des travaux par des artels, fut Planson. Il élabora toutes ces formes pour l’exécution des travaux, introduisit des tribunaux d’arbitrage pour l'examen de tous les malentendus et fixa les formes d'adoption des travaux exécutés, etc.

Au Soviet des chômeurs, se trouvaient aussi quelques personnes à tendances menchéviks et socialistes-révolutionnaires qui se prononcèrent pour l’acceptation de cette forme de travail.

Mais l’ensemble du Soviet et son Comité exécutif virent que la conduite des travaux sous la forme forfaitaire comportait un grand risque pour les chômeurs et peut-être même l'arrêt complet de tous les travaux publics entrepris grâce à l’énergie formidable de tout le prolétariat de Pétersbourg qui avait obligé la Douma à résoudre cette question positivement. D'abord, il aurait fallu organiser une artel4 de chômeurs ayant tous les droits juridiques. Pendant ce temps, nous aurions perdu le travail lui-même. Enfin, les ouvriers prenant toute la charge et la responsabilité de cette artel ne pourraient pas organiser le travail tout de suite et pourraient, par des obstacles intérieurs, compromettre l’accomplissement de l’un ou l’autre des travaux, ce qui prouverait au Soviet des chômeurs et à tous les députés que rien n’était sorti de cette entreprise.


C'est pourquoi nous ouvrîmes une large discussion au Soviet central, aux Soviets de chômeurs des rayons, ainsi que dans les fabriques et usines, sur la question de la forme d’accomplissement forfaitaire des travaux par des artels. Et ce n’est qu'après une discussion générale de cette question que nous la posâmes devant le Soviet des chômeurs. Ce dernier s’éleva catégoriquement contre l’acceptation par les chômeurs du principe de l’accomplissement forfaitaire des travaux publics par les artels.

Le Soviet des chômeurs refusa définitivement le 7 mai d'accepter cette méthode de travail et décida d’exiger de la Douma municipale qu’elle menât les travaux sous son entière responsabilité. En même temps le Soviet des chômeurs prit une série de décisions quant aux conditions dans lesquelles devaient être organisés les travaux publics. Le Soviet des chômeurs formula ces décisions de la manière suivante :

Le Soviet des chômeurs, discutant de la question des travaux publics proposés par la Douma et de leur meilleure utilisation par les chômeurs, est arrivé aux conclusions suivantes : les travaux publics offerts sont une partie insignifiante de ce que la municipalité pouvait et devait faire dans l'intérêt de toute la population de la ville si elle avait commencé immédiatement à entreprendre les travaux depuis longtemps projetés pour l'assainissement et l'aménagement de Pétersbourg. Se dégageant de toute responsabilité pour les fautes financières, administratives ou techniques qui pourraient survenir dans l’exécution des travaux envisagés, le Soviet des chômeurs repousse le principe de l'accomplissement des travaux sous la forme forfaitaire par des artels et demande l’organisation immédiate des travaux publics par la Douma, sous les conditions expresses suivantes :

1. Journée de travail de 8 heures ;

2. Interdiction de toutes heures supplémentaires ;

3. Fixation d’un salaire journalier ;

4. Observation de toutes les prescriptions sanitaires et hygiéniques ;

5. Acceptation pour les travaux des chômeurs enregistrés d’après les indications du Soviet des chômeurs ;

6. Droit de contrôle aux délégués élus par les ouvriers, pour l’ordre intérieur des chantiers.


Le fait que le Soviet des chômeurs avait repoussé la méthode forfaitaire par artels irrita la Douma municipale. Les députés insistèrent pour que les travaux fussent tout de même conduits par des artels et déclarèrent même que la Douma n’organiserait aucun des travaux au cas où nous n’accepterions pas de conduire les travaux de la façon indiquée.

Nouvel ajournement


À ce moment, nous étions fondés à soupçonner que la Douma n’exécuterait pas sa décision du 12 avril 1906. Tous les Cent-Noirs commencèrent rapidement à s'organiser contre le Soviet des chômeurs, la presse commença à nous critiquer terriblement et à provoquer contre les chômeurs toutes sortes de mécontentements. Non seulement la presse des Cent-Noirs, mais aussi la presse des cadets commença à se faire insolente et à mener grand tapage contre nous. Tout le reste de la presse bourgeoise voulut exploiter notre refus d'entreprendre les travaux sous la forme forfaitaire par artels et voulut prouver que nous utilisions, nous, les bolcheviks, ce mouvement des chômeurs à des fins politiques.

Le Soviet des chômeurs ne laissa échapper aucune occasion de démasquer l'attitude insolente de la presse bourgeoise, plus spécialement de celle des cadets, et chercha de toutes les manières à mettre à nu les efforts qu’elle déployait pour la défense des intérêts de la bourgeoisie, allant jusqu’à empêcher l’entreprise des travaux publics déjà décidés par la Douma municipale de Pétersbourg.

Mais toute une série de journaux étaient encore avec nous ; nous avions aussi notre journal bolchevik Volna et un autre. À l’aide de ces journaux et surtout de la Volna, nous dénonçâmes vigoureusement et sans répit l'attitude infâme de la presse des cadets et de toute la presse libérale ; aussi, nous réussîmes d’une manière ou de l’autre à briser l’état d'esprit de cette presse.

Ainsi passa tout le mois de mai de l’année 1906. Au début de juin, l’organisation des travaux publics avançait très lentement et la question en restaient même point. C’est pourquoi nous, Soviet des chômeurs, et notre Comité exécutif, dûmes organiser à ce moment, avec l’aide du Parti bolchevik, une large campagne dans les usines, prendre une série d’autres mesures et exercer partout une pression, à l’aide des masses ouvrières, sur le gouvernement, sur les groupes petits-bourgeois et spécialement sur la Douma municipale.

Notre organisation se renforçant sans cesse et la pression de notre large organisation centrale sur tout le pouvoir de Pétersbourg étant continue, la Douma fut forcée d’élire encore quelques députés à la commission,

Le 29 mai, la Douma municipale confia l'exécution des travaux courants de la ville et une série d’autres travaux à cette commission exécutive supplémentaire de la Douma destinée à l’organisation et à la direction des travaux publics.

À ce moment, s’épuisaient les subventions accordées par la Douma municipale pour l’entretien des restaurants et autres besoins des chômeurs. La Douma n’ouvrit pas de nouveaux crédits. Une rumeur circulait selon laquelle le ministère de l'Intérieur avait, par circulaire spéciale, proposé à la Douma municipale de ne pas aller plus loin dans les concessions aux chômeurs. La situation devenait très difficile.

Nous renforçâmes alors notre pression sur la commission et nous commençâmes à activer le mouvement des chômeurs à l’aide de la presse et par une série d’autres mesures.

Nous caractérisâmes la situation des chômeurs comme excessivement difficile et fîmes pression sur la commission de la Douma pour que celle-ci rédigeât un rapport à la Douma municipale sur les conditions pénibles où se trouvaient les chômeurs, et pour qu’elle exigeât ou « sollicitât » de la Douma l'octroi de fonds pour l'entretien des restaurants durant l'été. Le groupe qui dirigeait les restaurants fixa une somme de 180.000 roubles pour 3 mois à raison de 18.000 repas par jour et de 15 copecks par repas.

D'autre part, nous poussâmes la commission à aller à la Douma pour la prier de nous délivrer une somme de 180.000 roubles destinée à l’aide aux chômeurs en logements, à raison de 12.000 familles pendant un délai de trois mois. Au total, nous exigeâmes de la Douma un crédit de 360.000 roubles pour l’aide aux chômeurs pendant l'été, C’est dans ce sens que la commission des chômeurs rédigea son rapport et le présenta le 2 juin à la Douma municipale.

Mais la Douma n’avait pas l'intention de l’examiner. Elle ne se pressa pas non plus pour l'ouverture des travaux. Nous fîmes du tapage à la commission, nous exigeâmes la convocation d’une réunion extraordinaire dans laquelle nous fîmes pression sur la Douma pour l’assignation de subventions à distribuer sous forme de secours et, principalement, pour l’organisation des travaux public.

Enfin, dans les premiers jours de mai, la préfecture, après avoir pris connaissance du rapport de la commission des chômeurs, donna une réponse négative et refusa catégoriquement de diriger les travaux ; elle nous demandait de trouver pour la direction de ces travaux une forme qui nous en rendrait responsables. Et le 20 mai, la Douma, ayant entendu le rapport de la commission des chômeurs et pris connaissance des conclusions de la préfecture, adopta une série de mesures qui devaient, semblait-il, nous satisfaire en tant que chômeurs. Ces mesures de la Douma, se basant sur nos revendications, furent formulées par la commission et exposées dans un rapport tout à fait instructif pour nous et rédigé comme suit :

1. Donner à nouveau à la Commission exécutive le droit d’entreprendre, par l’intermédiaire des chômeurs, tous les travaux qui ne seraient pas déjà donnés par contrat ou pour lesquels la Douma n’aurait pas encore pris la décision de les faire exécuter de cette façon.

2. Proposer à la préfecture et à la Commission exécutive de ne donner à l'avenir par contrat que les nouveaux travaux que la Commission des travaux punie ne considérerait pas possible de conduire elle-même.


Il apparut ensuite que ces mesures de la Douma municipale ne concernaient que les travaux de réparation et que l’organisation des travaux publics n'avait pas avancé d’un pouce après ces bonnes résolutions.

Jour par jour, le temps passa ; des semaines et des semaines s’écoulèrent ; les chômeurs des différents rayons et, principalement, les ouvriers occupés, organisèrent chaque semaine des assemblées générales pour examiner la situation et prirent des résolutions sur l’activité scandaleuse de la Douma municipale contre les chômeurs. La Douma tendait cependant à faire trainer les travaux en longueur, à en retarder l'exécution et à ne pas les faire aboutir.

La Commission exécutive devint insolente au point qu'elle décida même de ne pas inviter les représentants du Soviet des chômeurs aux réunions.

Le Soviet des chômeurs, à sa réunion du 31 mai, posa nettement la question et décida que la première séance de la Commission exécutive aurait lieu dans un très bref délai et sans faute en présence des représentants du Soviet des chômeurs, de l’Union des ingénieurs et du Bureau central des syndicats.

La décision du Soviet des chômeurs fut transmise à la Commission exécutive, mais celle-ci, à la demande des Cent-Noirs, y attacha peu d'importance. Une assemblée générale des Soviets de chômeurs de toute la ville fut réunie à nouveau et confirma encore une fois sa décision précédente de demander d’une façon expresse une réponse de la Commission exécutive à la question : les travaux publics auront-ils lieu ou non ? La Commission ne répondit à aucune de ces décisions et résolutions du prolétariat.

L'impatience et l’irritation des chômeurs grandissaient. Dans les rayons, des demandes catégoriques se multipliaient sur la Douma et la Commission exécutive. Le Soviet des chômeurs s’efforça de toutes les manières de ne permettre aucune action provocatrice de la part des différents groupes de chômeurs et prit toutes les mesures nécessaires à l'égard de la Douma municipale et en vue d’exercer une pression sur elle. Tenant compte de l’état d'esprit existant dans les rayons, le Soviet des chômeurs édita le 10 juin 1905 un tract adressé à tous les ouvriers de Pétersbourg et libellé comme suit :


Le Soviet des chômeurs ne cache pas aux masses que la Douma n’a fait que laisser passer le temps et tromper les chômeurs et qu’elle ne pense aucunement à exécuter ses promesses. Le Soviet des chômeurs n’a cependant pas rompu les relations avec la Douma ; rompre les relations signifierait en effet aller dans le sens de la provocation, permettre des actions prématurées de la part des masses ouvrières, ce qu'attendent justement leurs ennemis assoiffés de sang prolétarien.

Maintenant, la provocation aux chômeurs est parvenue à son point culminant. Le ministre de l’Intérieur a enjoint à la Douma et à la préfecture, par une circulaire spéciale de ne pas faire de concessions aux chômeurs. Le but de cette circulaire est tout à fait clair : pousser les chômeurs à une action prématurée à un moment où les camarades occupés ne sont pas encore prêts à les soutenir. La Douma a fait tous ses efforts pour accomplir la volonté du ministère. Mais nous ne nous laisserons en aucun cas provoquer par la Douma. Nous savons trop bien que la vue du sang ouvrier n’effraie pas, mais au contraire réjouit nos ennemis. Nous savons cela trop bien pour donner, par un geste brusque et irréfléchi, l’occasion à ceux qui ont besoin de notre sang, de se frotter les mains de joie et de dire : « Nous avons réussi dans notre ruse, les ouvriers n’oublieront pas de sitôt ce châtiment, ils ne se rétabliront pas de sitôt de cette leçon, ils ne reformeront pas de sitôt leurs organisations »/

Nous ne donnerons pas cette joie aux provocateurs. Pas de geste brusqué tant que le Soviet des chômeurs ne vous lancera pas d’appel. Telle doit être maintenant la première règle pour tous les chômeurs. Le Soviet des chômeurs, connaissant tout le sérieux du geste à accomplir, ne reculera pas devant sa nécessité, mais il le fera seulement en liaison étroite avec les masses des ouvriers occupés.

Quand on lut ce projet de tract au Soviet des chômeurs, une partie de ses membres, de mentalité anarchiste et socialiste-révolutionnaire, ne furent pas satisfaits, car ils n’y voyaient pas un esprit de décision suffisant. Une scission se produisit. Ils demandèrent du Soviet des gestes plus décisifs ; il fallait obliger la Douma, etc., etc. Toutes ces formules anarcho-syndicalistes-révolutionnaires furent d'ailleurs battues au vote.


Troisième offensive des chômeurs contre la Douma municipale


Le Soviet des chômeurs décida d’élire une délégation et de l'envoyer à la Douma, mais résolut de garder le secret absolu. À sa réunion du 12 juin, le Soviet des chômeurs organisa l'élection d’une délégation de 80 membres, comprenant cinq représentants des chômeurs et cinq représentants des travailleurs de chaque rayon. L'élection eut lieu simultanément dans tous les rayons.

La délégation devait se présenter seule, sans être accompagnée par les masses, et exiger de la Douma une réponse claire et précise à la question : « Y aura-t-il des travaux publics ou non ? ». Le 12 juin, donc, à deux heures de l’après-midi avant la réunion de la Douma, la délégation se réunit au nombre de 75 personnes et alla à la Douma.

La délégation se divisa en deux groupes de 35 et 40 personnes. Ces groupes avaient des chefs spéciaux qui devaient prendre la direction de tous les délégués, donner des ordres dans chaque cas particulier et à chaque moment.

Le plan d’entrée à la Douma était établi de telle sorte que les deux groupes de la délégation entreraient simultanément par différentes portes dans la salle de la Douma municipale et demanderaient aux députés d'écouter les représentants de la délégation que celle-ci allait immédiatement désigner pour mener les pourparlers. Si les députés de la Douma s’enfuyaient vers les portes, la délégation devait tout simplement les empêcher de sortir en les rassurant sur un ton mi sérieux, mi ironique. La première partie de la délégation devait pénétrer par l'entrée de la caisse et entrer dans la salle des séances par la porte de droite ; la deuxième devait entrer par la salle Alexandre et pénétrer dans la salle par la porte de gauche. Les deux groupes devaient entrer simultanément et sans bruit, en bon ordre derrière les chefs. Occupant les deux sorties de la Douma, la délégation devait se rassembler devant la tribune de la Doum ; des représentants devaient prononcer des discours qui devaient finir sur la question :

« Les travaux publics promis seront-ils enfin donnés aux chômeurs, oui ou non ? »

Ce plan fut ponctuellement suivi, mais le groupe qui devait entrer par la porte de gauche, par la salle Alexandre, fut retardé d’une minute, aussi, quand les députés virent entrer par la porte de droite le groupe de 40 ouvriers, le président de la Douma leva en toute hâte la séance et les députés se jetèrent sur la porte de gauche. Juste à ce moment le deuxième groupe arriva de la salle Alexandre et repoussa dans la salle les députés qui tentaient de s’enfuir.

Les députés se groupèrent, le président Dymcha retira sa chaîne et se précipita de sa place en bas, le maire s’élança derrière lui. Les députés se serraient en bas en un groupe compact et ne savaient que faire. Les délégués s'adressèrent à eux en les rassurant de leur mieux et dirent aux députés : « Nous sommes venus auprès de vous comme représentants des ouvriers de Pétersbourg, en vous demandant de tenir votre promesse et de nous répondre si oui ou non il y aura des travaux publics. Ne vous enfuyez donc pas, nous ne vous ferons pas de mal, etc. »

Mais les députés se faufilèrent tout de même à travers la délégation dans la salle Alexandre et, se poussant l’un l’autre, franchirent la porte. Les ouvriers sortirent après eux, se réunirent avec les autres camarades et restèrent tous ensemble dans cette salle.

Quand les députés apprirent qu'il n’y avait personne d'autre dans les rues et que nous n’étions que 80, ils se tranquillisèrent. Quelques-uns d’entre eux commencèrent même à parler avec les délégués ouvriers, leur posèrent des questions ; mais ceux-ci ne se laissèrent pas entrainer à des conversations individuelles. La délégation chargea trois représentants de parler au président Dymcha, mais celui-ci s’y refusa, Enfin, quelques députés l'ayant convaincu, il demanda : « Que voulez-vous, Messieurs ? » Les représentants des ouvriers répondirent qu'ils étaient venus au nom des chômeurs pour demander à la Douma quand commenceraient enfin les travaux publics promis à ceux-ci.


  • « Vous auriez dû, dit Dymcha, m'apporter une demande écrite, je l’aurais transmise à la Douma ».

Les chômeurs répondirent :

  • « Nous sommes chez vous parce que beaucoup de demandes écrites ont déjà été présentées et que cette affaire n’a pas marché. Il vous est facile d’attendre ici, mais la famine n’attend pas.

  • Je ne vous laisserai quand même pas assister à la séance, dit Dymcha, ce serait illégal.


Les prétendus armements des ouvriers


Pendant qu’on menait ces pourparlers, l’ancien président de la Commission des chômeurs, que quelqu'un avait informé, ayant remarqué que la Douma était encerclée par la police, les soldats et les cosaques, se précipita pour avoir des explications auprès du ministre de l'Intérieur. Il semble que le préfet avait informé le ministre que les ouvriers étaient apparus à la Douma, armés de bâtons et d’autres armes, qu’ils avaient attaqué les députés et qu’il fallait sauver ces derniers.

C'était le motif pour lequel était apparue la police, Kédrine ou un autre des députés communiqua tout cela aux édiles pendus au téléphone et l’un d’eux accourut dans la salle Alexandre, déclarant :

  • « Messieurs, on a rapporté au ministre et au préfet que les chômeurs armés de bâtons et d’autres armes ont encerclé la Douma et qu’ils frappent les députés. Dites, demanda-t-il à la délégation, est-ce vrai ou non ? »


Nous riions de bon cœur. Nous rassemblâmes tout de suite parmi nous une vingtaine de cannes et de parapluies ; et en les dénombrant, nous voulions les remettre aux députés, mais ceux-ci refusèrent.

  • « Nous déposons quand même toutes nos armes, déclarâmes-nous en riant.

  • Communiquez à qui de droit que les représentants du prolétariat à la Douma se sont désarmés, cria un des camarades, en remettant aux huissiers les parapluies et les cannes de la délégation. »


À ce moment arrivèrent dans la salle Alexandre le préfet de police, un officier et un groupe de policiers. Les députés étaient très émus, surtout les plus libéraux qui criaient aux Cent-Noirs :

  • « C'est vous qui avez appelé la police, c’est une honte pour toute la Douma ».

Les membres des Cent-Noirs, rejetant l'accusation sur les députés de gauche, leur criaient :

  • « C'est vous que les avez amenés ici ! »


Cela n’en finissait pas. On nous communiqua à ce moment que toute la cour de la Douma était pleine de cosaques et de policiers, la Douma prit l'air d’un camp militaire, on ne laissait sortir ni entrer personne. La délégation du Soviet des chômeurs se sépara du groupe des députés, discuta la situation et décida de ne pas sortir et de ne pas mener de pourparlers avec les députés si les revendications suivantes n'étaient pas acceptées : « Écouter la délégation et éloigner la police ».

Quelqu'un partit de nouveau auprès du ministre et du préfet pour savoir qui avait appelé la police. Quelques-uns des députés libéraux continuèrent à attaquer avec bruit les autres groupes et, montrant les ouvriers et leur attitude, ils disaient :

  • « Regardez, comment se tiennent les représentants des ouvriers. Pas un mot, pas un geste superflu. Et chez nous, le diable sait ce qui se passe aujourd’hui. Il faut demander au préfet d’éloigner immédiatement la police. »


Les députés discutèrent longtemps entre eux, mais nièrent tous avoir appelé la police. Observant cette discussion comique, nos représentants déclarèrent ouvertement d’un air à moitié ironique :

  • « Vous mentez tous, vous avez tous ensemble appelé la police et maintenant vous le niez. »


Les députés insistèrent pour que le maire et le président Dymcha prient le préfet d’éloigner la police et la force armée. Le maire et Dymcha nous déclarèrent qu'ils allaient s'occuper tout de suite de l'évacuation de la police. La délégation répondit qu’elle ne priait pas qu’on s'occupât de sa libération, mais qu’elle demandait seulement aux députés de s'occuper d'eux-mêmes pour ne pas avoir à rougir plus tard.


  • « Nous avons une prière à vous adresser, déclarèrent encore nos représentants, continuez la séance, et écoutez-nous. »


Le maire et le président Dymcha partirent auprès du préfet et communiquèrent de là qu’on avait informé le préfet qu’un groupe d’ouvriers avaient envahi la Douma et qu'ils frappaient les députés à coups de bâtons. « Si les députés se sentent en sûreté et ne demandent pas l'arrestation des ouvriers, disait le préfet, je consens à éloigner la police et les cosaques. »

Au bout de cinq à dix minutes, le préfet éloigna effectivement toutes les forces armées, Puis les députés convinrent avec nos délégués, dans une conversation plus calme, que la Douma recevrait le 14 juin une députation du Soviet des chômeurs, mais moins nombreuse.

Le Comité exécutif du Soviet des chômeurs décida d'envoyer de nouveau pour cette date une délégation comptant en tout 14 personnes, à raison de deux représentants par rayon. Deux seulement de ces représentants devaient parler à la Douma.

La délégation avait mission de mener prudemment l'affaire, de ne donner aux Cent-Noirs aucun motif de faire lever la séance de la Douma.

La délégation se présenta à la date convenue et transmit au maire une demande préparée d'avance en accord avec le Soviet des chômeurs et libellée comme suit :

Afin d’éclaircir la marche de l’organisation des travaux publics et d'exposer leurs besoins, les chômeurs de Pétersbourg veulent envoyer à la séance de la Douma municipale une délégation comprenant deux représentants de chaque rayon. Informant de cette décision le maire, les chômeurs attirent son attention sur la nécessité absolue de recevoir la délégation et de l'écouter à la séance de la Douma municipale.

Ayant pris connaissance de notre demande, la Douma décida d'entendre les délégués, mais souligna qu'elle les écouterait à titre d'experts.

Quand l’un de nous, qui devait parler à la Douma, monta à la tribune de la Douma et voulut commencer de là son discours, Dymcha lui coupa la parole et lui demanda de rester en bas. Nous n’élions pas prétentieux et nous acceptâmes de dire ce que nous devions, même sans être à la tribune.

Le premier orateur déclara : La Douma nous a promis beaucoup ; mais nous n'avons jusqu’à présent rien reçu de ces promesses. La Douma a opéré un recensement des chômeurs. Les chômeurs ont cru qu’on les enregistrait pour les travaux ; mais il n’y avait pas de travail. La seule chose sortie de ce recensement, c’est que maintenant la police, chaque « flic », sait combien il y a de chômeurs dans la ville, La commission préparatoire de la Douma a travaillé longtemps sur les projets de travaux. Les chômeurs ont pensé que ces travaux leur seraient confiés, mais jusqu’à maintenant les chômeurs n'ont pas ces travaux ; ceux-ci passent entre les mains des entrepreneurs comme auparavant. La police a retiré les salles de réunion aux chômeurs, nous commençons à nous réunir en dehors de la ville. On nous chasse de là aussi, on nous bat, on nous arrête. On nous expulse, on nous retire les restaurants, etc. C’est tout ce que la Douma a donné. Est-ce que les travaux publics seront enfin organisés. Vous nous avez trompés. Ces gens trompés par vous nous ont envoyés ici pour la dernière fois poser devant vous la question : « Est-ce qu’enfin les travaux publics seront oui ou non commencés ? »


L'orateur suivant répéta les mêmes idées en d’autres termes et posa la même question à savoir si enfin les travaux publics seraient oui ou non commencés.

Un troisième orateur, auquel le Comité exécutif avait donné l'ordre de dépeindre devant la Douma les perspectives possibles au cas où elle refuserait d'organiser les travaux publics, prit ensuite la parole.

Le discours de cet orateur provoqua parmi les députés un fort mouvement de protestation.

Nous parlons avec vous pour la deuxième fois, Messieurs les députés, dit cet orateur, représentant des chômeurs. Depuis la date du 12 avril, nous avons travaillé dans votre commission, nous avons travaillé en vue de satisfaire les besoins des chômeurs. Ces besoins nous sont proches, car nous les avons nous-mêmes ressentis, alors que vous ne les connaissez pas, ne les ayant jamais éprouvés. Pourquoi venons-nous pour la deuxième fois auprès de vous vous demander des secours pour les chômeurs ? Nous, ouvriers conscients, avancés, nous, révolutionnaires, nous avons lutté contre ceux que vous servez. Pour cette lutte, nous avons souffert et cette lutte, nous la mènerons jusqu’au bout. Nous savons, nous, la voie à suivre pour ne pas être chômeurs. Mais la masse entière l’ignore. Le chômage la pousse sur la route du vol et de l'assassinat et cela vous le craignez. Je ne veux pas vous faire peur en en parlant. Cela, nous le craignons aussi, nous ouvriers avancés. Vous craignez pour vous-mêmes, pour vos richesses. Nous craignons pour nos forces, parce que tout cela les affaiblit et les disperse. Vous avez fait des promesses aux chômeurs, non parce que vous reconnaissez leurs droits, mais parce que vous les craignez ! Nous le comprenons bien, mais nous avons cependant accepté ce secours. Nous avons fait part de vos promesses d'entreprendre des travaux publics, mais vous avez dupé les ouvriers et nous ne voulons pas rester avec vous, des trompeurs. Si vous ne donnez pas maintenant de secours aux chômeurs, si vous n’entreprenez rien pour commencer les travaux publics, nous dirons à toute la masse des chômeurs que ce qui les avait fait espérer était une supercherie. Vous devez nous dire si enfin les travaux publics seront oui ou non entrepris.

Un grand tumulte et un grand mouvement se produisirent dans la salle. Tous les députés faisaient du tapage, les Cent-Noirs criaient : « Ah ! Ah ! ils sont venus nous menacer »

Le président n’arrêtait pas un instant d’agiter sa sonnette. Plusieurs fois, il interrompit notre orateur, mais notre représentant, ayant fini son discours, tira un papier de sa poche et commença à lire les revendications. Le président l’interrompit catégoriquement et déclara que la Douma ne prendrait connaissance d'aucune revendication. L'orateur consentit alors à appeler ces revendications des « points » et commença à donner lecture de ces « points » sans protestation de la part du président.

1. Organiser immédiatement les travaux publics.

2. Introduire dans la Commission exécutive des représentants des organisations ouvrières ayant participé la commission préparatoire.

3. Élargir les pouvoirs de la Commission exécutive et lui donner les droits suivants :

a) de chercher de nouveaux travaux pour les chômeurs et les entreprendre ;

b) de satisfaire les besoins urgents des chômeurs (Distribution de secours en logements, pour le mont-de-piété, etc.)

4. D'assigner immédiatement les sommes nécessaires à la satisfaction des besoins de tous les chômeurs de Pétersbourg.

5. De convoquer immédiatement une réunion des chômeurs et d'organiser des réunions de rayon régulièrement chaque semaine ; de prendre toutes les mesures pour la libération de 200 ouvriers arrêtés pour leur participation aux réunions de chômeurs.


Après la lecture de cette déclaration, le président Dymcha demanda aux ouvriers de se retirer. Nous nous soumettions à cette demande lorsque les députés, sous la pression des libéraux, décidèrent de nous permettre d'assister à la discussion de cette question dans les galeries.

Les députés commencèrent à discuter notre demande. Quelques-uns proposèrent le vote secret, mais tous craignaient de décider ce vote. Quand, après la discussion, le président de la Douma, Dymcha, demanda si la Douma municipale acceptait la proposition de la commission préparatoire, c’est-à-dire d'organiser des travaux et d’assigner des fonds, aucun de ces messieurs les députés n’osa repousser cette proposition. Les délégués ouvriers étaient penchés au-dessus de la balustrade et suivaient attentivement le vote. Nos quatorze paires d’yeux brillaient de haine et de colère contre ces puissants de la ville. De nombreux députés se tournèrent vers nous. Deux députés des Cent-Noirs se levèrent. Le président leur demanda :

  • «Vous êtes contre?»


Mais les députés, jetant les yeux sur la galerie, se dépêchèrent de répondre:

  • «Non, non, nous sommes pour la proposition de la commission, pour l’aide aux chômeurs.»


La question de l’aide aux chômeurs fut résolue affirmativement et les décisions suivantes furent prises:

1. Assigner pour l'été, pour les restaurants destinés aux chômeurs et pour leurs logements, une somme de 360.000 roubles.

2. Ajourner encore de trois mois la vente des objets des chômeurs engagés au mont-de-piété.

3. Charger le maire de proposer au ministère de l'Intérieur que l'État prenne à sa charge les dépenses ultérieures pour les travaux nécessaires aux chômeurs et pour d’autres secours.

4. Charger également le maire d’entrer en relations avec la préfecture pour la couverture des dépenses constatées aux restaurants de chômeurs.


Ainsi les fonds étaient votés et il fut décidé de commencer immédiatement les travaux préparatoires pour surélever le port des Galères en vue de prévenir les inondations.

Il va de soi qu'après notre apparition du 14 juin à la Douma, nous poussâmes de l'avant l’organisation des travaux publics. Il est évident que le gouvernement, pour une série de raisons, ne voulait pas exaspérer une aussi large organisation du prolétariat que l'était la nôtre et qu’il donna l’ordre aux députés des Cent-Noirs de faire des concessions. Des fonds furent assignés pour la nourriture, les logements et autres secours aux chômeurs et la Commission exécutive fut chargée d’organiser les travaux publics. Tout cela ne signifiait pas que nous étions déjà définitivement en possession des travaux, Nous dûmes exercer plusieurs fois encore une pression sur les députés de la Douma. Ainsi, nous nous approchâmes peu à peu de l’organisation des travaux publics.

Au port des Galères, il fallait surélever tout un quartier envahi par un demi-mètre d'eau et plus pendant les inondations. Pour ces travaux, si on n'employait pas de machines, plusieurs milliers d'ouvriers étaient nécessaires. Nous cherchions justement un tel travail manuel et, vers l’automne, les travaux furent entrepris, donnant du travail à plus de 1.000 ouvriers. Nous organisâmes également des chantiers publics pour l’équipement de ponts et autres constructions mécaniques.

Nous occupâmes dans ces chantiers 500 chômeurs répartis en deux équipes. Là furent centralisés les ouvriers qualifiés, en chômage, qui représentaient vraiment une masse compacte se trouvant à la tête du mouvement des chômeurs.

À la fin de 1906, nous organisâmes une série d’autres entreprises: équipements de soubassements de ponts de Pantéléimon, de Mikhaïl, de Varsovie, etc.

Tout le prolétariat de Pétersbourg contrôlait ces travaux par le Soviet des chômeurs et les Soviets de rayons; presque chaque jour, il eut des rapports sur leur marche, discuta et donna des directives pour l’avenir. Durant ces deux années pendant lesquelles eurent lieu des travaux publics, les ouvriers de Pétersbourg réalisèrent en pratique la direction des entreprises industrielles, désignèrent des personnes pour leur direction, s’efforcèrent de choisir ces personnes parmi les plus compétentes et les contrôlèrent, En un mot, ils vécurent leur vie de production et s’efforcèrent d’élever cette production à un niveau suffisant. Quand les travaux publics commencèrent à péricliter parce qu'ils revenaient trop cher et qu’ils devenaient incapables de soutenir la concurrence, le Soviet des chômeurs posa carrément la question et nous donna à nous, dirigeants immédiats des travaux publics, des directives catégoriques pour que nous cherchions par tous les moyens à obtenir un meilleur rendement. Conformément aux directives du Comité exécutif du Soviet des chômeurs, le Comité de Gagarine introduisit une certaine forme de travail aux pièces, sans porter évidemment préjudice aux intérêts collectifs du prolétariat. Cela nous permit de diminuer les dépenses pour la construction du pont de 7 roubles à 2,80 roubles par unité de travail. Nous devons certainement considérer ceci comme un grand succès, la journée de travail étant de 8 heures et le travail organisé par les ouvriers eux-mêmes, c’est-à-dire par le comité qui dirigeait la production au nom du Soviet des chômeurs.

Cette activité économique de plusieurs milliers d’ouvriers de Pétersbourg a joué un grand rôle, éminemment instructif, pour toutes les masses ouvrières de cette ville; on peut même constater que beaucoup de camarades dirigeant actuellement le pays des Soviets et son industrie y ont acquis leur première expérience de l’organisation de ces travaux publics. Là, dans ce Soviet, se posa pratiquement pour la première fois devant le prolétariat de Pétersbourg la question de l’organisation de la production, de sa direction technique, etc., questions qu’il ne se serait jamais posées dans d’autres circonstances.

En second lieu, par ces travaux, nous avons réussi à maintenir l'unité du prolétariat au moment de la réaction la plus noire et l’avons mieux formé au point de vue révolutionnaire. Nous menâmes avec le Soviet toute une série de grèves bien réussies qui élevèrent l’état d'esprit des masses prolétariennes et développèrent leur conscience.

D’autre part, pendant les périodes de réaction, de lock-outs et de chômage, partout et toujours se créa dans les pays capitalistes un antagonisme terrible entre les ouvriers occupés et les chômeurs. Il y eut toujours une base pour cela et il n’était guère facile d’éviter cet antagonisme. Pendant les deux années d’existence du Soviet des chômeurs, on réussit à vaincre toute manifestation d’antagonisme. Pendant ses deux années d’existence, l’organisation des chômeurs donna au prolétariat toute une école de production. Cette organisation de chômeurs trouva dans ses rangs des cadres nombreux de dirigeants qui n’apprirent pas seulement à organiser la production, à la diriger et à y remporter des succès, mais apprirent encore à lutter avec la bourgeoisie dans la vie quotidienne, à discuter avec elle des mêmes questions, autour du tapis vert, sans perdre pour cela la juste ligne révolutionnaire indépendante et sans cesser de poursuivre nos objectifs de classe.

Dans la deuxième moitié de l’année 1907 la réaction se fit de plus en plus noire. La majorité de nos ouvriers du Parti bolchevik étaient arrêtés. D’autres s'étaient sauvés et avaient émigré à l’étranger.

On commença à noter une forte diminution de l’activité révolutionnaire dans les prisons et au dehors,

Cette situation se répercuta chez nous, au Soviet des chômeurs et aux travaux publics. La majorité d’entre nous, organisateurs et dirigeants du Soviet des chômeurs et des travaux publics de la ville, furent aussi arrêtés ou réduits à l’illégalité complète. Toute l’œuvre des chômeurs de Pétersbourg s’affaiblit ; une partie des chômeurs fut absorbée à cette époque par les usines de Pétersbourg et des autres villes.

Dans la première moitié de 1908, on me fit savoir en prison que le gouvernement tsariste avait arrêté les travaux publics. Mais quand la police du gouvernement était allée fermer les chantiers publics dans le rayon de Gagarine, elle craignait tellement les ouvriers de ces chantiers qu’à toutes fins utiles elle avait fait préparer de l’artillerie légère.








NOTES

1 Sergej Vasilevic Malysev (1877-1938), militant bolchevique, d'origine ouvrière. Animateur en 1901 d'organisations d'autodéfense ouvrières, il rejoint le Parti ouvrier social-démocrate russe (POSDR) en prison en 1902. Puis rejoindra son aile bolchevique. Il est allé en prison à plusieurs reprises et est entré dans la clandestinité en tant que révolutionnaire professionnel et propagandiste de l'ISKRA. Après la défaite de la révolution de 1905, le parti l'envoya à Saint-Pétersbourg, où, dès le début de 1906, il fut membre du comité local du parti. Parmi les principaux militants du Soviet des Chômeurs, à partir de mars 1906, il fut responsable du journal de la composante bolchevique du Soviet Ternii Truda (les épines du travail), et secrétaire de l'union des dockers du port fluvial. Il s'est retrouvé en prison et a été expulsé. Participe à la révolution socialiste de 1917-1918. Plus tard, travaille sur l'organisation du Commissariat du Peuple pour l'alimentation. Marginalisé dans le nouveau cours de la politique nationale russe au milieu des années 1920, il mourut dans son modeste logement à Moscou le 30 novembre 1938.

2 “Absolument hostile à toutes les formules abstraites, à toutes les recettes de doctrinaires, le marxisme veut que l'on considère attentivement la lutte de masse qui se déroule et qui, au fur et à mesure du développement du mouvement, des progrès de la conscience des masses, de l'aggravation des crises économiques et politiques, fait naître sans cesse de nouveaux procédés, de plus en plus variés, de défense et d'attaque. C'est pourquoi le marxisme ne répudie d'une façon absolue aucune forme de lutte. En aucun cas, il n'entend se limiter aux formes de lutte possibles et existantes dans un moment donné ; il reconnaît qu'un changement de la conjoncture sociale entraînera inévitablement l'apparition de nouvelles formes de lutte, encore inconnues aux militants de la période donnée. Le marxisme, sous ce rapport, s'instruit, si l'on peut dire, à l'école pratique des masses ; il est loin de prétendre faire la leçon aux masses en leur proposant des formes de lutte imaginées par des « fabricants de systèmes » dans leur cabinet de travail.”

3 Le Soviet de Pétrograde imprimé de faux documents. à l'époque, il était interdit de se déplacer en Russie sans certificat des autorités. On pense aujourd'hui au problème des documents pour les prolétaires immigrés sans papiers ou à la nécessité d'avoir les documents (contrat à durée indéterminée et paie) pour louer une maison ...

4Ndt : coopératives.

 




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